J'ai choisi, en 2001, de venir m'installer à Pointe-Saint-Charles. J'étais attirée par l'ambiance «village urbain» qui y règne, effet direct de sa longue histoire de luttes populaires, mais aussi de son aspect géographique. Entouré de barrières - autoroutes, fleuve, canal, chemins de fer - la Pointe est un quartier enclavé, physiquement séparé de la métropole dont le centre-ville est, en réalité, son voisin immédiat.

À la Pointe, les voisins se parlent dans la rue, potinent, s'occupent du bon voisinage. Ma fille de cinq ans navigue aisément son quartier, comme en région, quoi. Ceci étant dit, je me suis rapidement butée aux désavantages d'habiter un endroit qui a seulement cinq points d'accès.

Ma maison se situe à mi-chemin entre le pont Victoria et le pont Champlain; matin et soir, c'est l'embouteillage sur les grandes artères. Les banlieusards pressés, et souvent enragés, prennent d'assaut nos rues tous les jours de semaine aux heures de pointe. Heureusement que j'ai fait le choix de me déplacer en vélo à longueur d'année! En 2001, j'arrivais encore à profiter de mes randonnées quotidiennes en me faufilant sans avoir à faire trop de manoeuvres dangereuses.

Quelques années plus tard, explosion de construction de condos par des promoteurs capitalistes assoiffés de profits. Des dizaines de milliers de condos à deux pas de chez moi!

Quand les rues ne sont pas encombrées d'équipement lourd, de panneaux de signalisation et de travailleurs, elles sont carrément fermées ou déroutées. Les embouteillages sont maintenant monstres. Et tous les bénéfices que je tire du transport actif sont effacés par le stress, par la peur: de me faire engueuler, de me faire tabasser, de me faire écraser.

Vous me direz, «prenez les pistes cyclables». Je veux bien, mais elles aussi sont fermées ou déroutées. Ou encore, vous direz «c'est temporaire». J'aimerais y croire, mais pour chaque nouveau projet de condos, il y a des centaines, voire des milliers de nouvelles voitures qui circuleront sur nos rues. Ce n'est que le début.

Et là, la «cerise su' le sundae». Le pont Champlain est en ruine. Je n'arrive plus à sortir ni à rentrer dans mon quartier.

Alors hier, entre deux grandes respirations, je me suis dit que je vais prendre la passerelle (piétonnière) Atwater. Il y aura de la neige, mais bon, au moins je pourrais passer. Diantre! Que vois-je! Un nouveau panneau de signalisation. Fermeture de la passerelle pour le mois de décembre! Ça y est. Je suis prise en otage.

Pour me remonter le moral, je rêve, je fomente un plan. Puisque je ne peux plus quitter mon quartier, je démissionne de mon travail au centre-ville. Je me mets à l'agitation à temps plein. J'ameute mes voisines, mes voisins. Déjà, on sent la grogne populaire monter à cause des hausses de prix et migrations forcées causées par l'embourgeoisement sournois. Ce serait si facile d'ériger des barricades aux cinq entrées de notre quartier!

Une fois le quartier isolé, on déclare l'autonomie politique et économique. On récupère les projets de condos pour en faire des logements sociaux et des entreprises autogérées. On bannit les voitures personnelles. On réquisitionne les BIXI, les autobus, les voitures de Communauto, l'hélicoptère taxi de la Rive-Sud et quelques camions pour les mettre en libre-service. On arrache l'asphalte et on verdit. On construit des places publiques, des espaces conviviaux. On se donne accès au fleuve.

Ce quartier vert, convivial, paisible, devient un exemple de vivre-ensemble pour le XXIe siècle, cité de par le monde entier...

Et là, je me réveille. J'enfourche mon vélo. Je respire profondément (du dioxyde de carbone). Je lutte contre les obstacles. Je me rends au travail. Je déprime. Jusqu'au prochain rêve.