Chère Madame Marois, je vous écris avec toute la force et l'impudeur des mots, qui se déversent en rafale tant mon besoin est grand de vous exprimer la profonde tristesse qui m'habite en lisant le projet de votre gouvernement, «Parce que nos valeurs, on y croit».

Je pense surtout à Pierre et Charles, mes petits amours, qui vivent paisiblement aux côtés de plusieurs familles juives hassidiques, dont la différence visible se présente sous la forme d'un habillement qui leur est étranger et de traditions religieuses et culturelles qui sont éloignées des leurs.

Pour eux, dans leur imaginaire d'enfants, c'est le Québec qu'ils connaissent et qu'ils aiment: terre de richesse humaine, carrefour de cultures qui se côtoient dans l'harmonie, miroir reproduisant la certitude qu'ils ne sont que poussière d'étoiles, que la planète est grande, riche et diversifiée, et que cette planète, elle est aussi reproduite sur les balcons des individus qui sont nos voisins.

Je pense également à Yamina, une musulmane portant le hijab qui a été un rayon de soleil quotidien dans la vie de Pierre, accompagnant patiemment les enfants de la garderie dans la longue route vers la connaissance, le respect de l'Autre et la fraternité humaine. Elle incarnait le visage de l'État. Avec son voile, qu'elle porte pour des croyances qui lui sont propres, elle leur apprenait à réciter des comptines québécoises, à donner et à recevoir des caresses, à danser sur les airs d'Henriette Major et à accueillir le père Noël distribuant des cadeaux aux uns et aux autres. Elle incarnait aussi et surtout la réussite d'une société qui lui a tendu la main.

Avec sa grande compétence et sa passion contagieuse, Yamina n'a jamais laissé une quelconque partialité religieuse teinter son rapport aux enfants. Elle n'est manifestement pas la seule. Rien ne nous permet de conclure à une «crise de partialité» au sein de l'appareil étatique, bien au contraire.

La partialité, elle vient de notre regard, de notre manière d'appréhender le monde par la peur, de notre obsession à l'endroit de signes tangibles dont l'interprétation personnelle et subjective est probablement aussi hétérogène que les individus qui les portent. Et si la «crise» justifiant une intervention gouvernementale venait de cela, justement, d'une vision réductrice qui déforme l'Autre en lui attribuant des gestes qu'il n'a jamais posés ou en attaquant une «apparence de partialité» à laquelle il ne peut rien, sauf abandonner une part de son existence? Sous le signe religieux, il y a l'être humain qui respire le même air que nous, pose ses pas sur les mêmes rues, échange un sourire en partageant un banc du métro. Pour certains immigrants et immigrantes ayant tout quitté, parfois au risque de leur vie et celle de leurs enfants, ce signe représente la visibilité d'un passé aujourd'hui invisible, ce pays qui les a vu grandir, mais ne les verra jamais mourir.

Chère Madame Marois, première femme à diriger le Québec, nos concitoyens et concitoyennes méritent mieux que la division que vous proposez. Que dirons-nous à nos enfants lorsqu'ils nous demanderont, trempés par l'incompréhensible douleur de la perte d'un être qui leur était cher, pourquoi les Yamina du Québec ne sont plus là pour les accueillir au petit matin? «Parce que nos valeurs, on y croit» ? L'honnêteté intellectuelle et la rigueur juridique exigent plus que cela. L'être humain aussi.