C’est Jean Monnet qui doit se retourner dans sa tombe.

Après avoir traversé deux guerres mondiales, celui qui a coulé les fondations de l’Union européenne croyait que le meilleur moyen d’éviter un troisième conflit était de créer une alliance économique entre la France et l’Allemagne.

En tissant des liens étroits, les anciens ennemis deviendraient tellement imbriqués qu’ils ne pourraient plus se faire la guerre. Autrement dit, le libre-échange assurerait la paix.

Sa stratégie a fonctionné. Bien au-delà de l’Europe. Depuis la chute du mur de Berlin, la planète économique a connu trois décennies de mondialisation tous azimuts.

Mais avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie, rien ne va plus.

On réalise que non seulement nos intérêts économiques ne nous mettent pas à l’abri des conflits, mais qu’en plus, nous payons très cher le prix de notre dépendance à nos « amis » les dictateurs.

Il n’est pas exagéré de dire qu’il faut maintenant réfléchir à un nouvel ordre économique mondial. C’est ce que la ministre des Finances du Canada Chrystia Freeland a eu le mérite de plaider haut et fort, cette semaine.

« C’est de la pensée magique de la part des gouvernements et des entreprises occidentales de croire qu’on peut faire affaire avec des dictatures de la même manière qu’avec des démocraties », a-t-elle expliqué dans un discours à la Brookings Institution, un groupe de réflexion de Washington.

Son discours, bien loin de la langue de bois, a résonné sur la scène internationale au moment où le gratin de la finance mondiale se trouvait dans la capitale américaine pour les réunions annuelles de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international.

« Nous devons comprendre que les régimes autoritaires nous sont fondamentalement hostiles », a prévenu la ministre, alors que la planète n’a jamais été aussi proche d’une troisième guerre mondiale. Certains diront qu’on y est déjà, car les Ukrainiens se battent par procuration pour les États-Unis et toutes les démocraties occidentales.

Jeudi, le chef de la diplomatie européenne a d’ailleurs prévenu Vladimir Poutine que l’Occident anéantirait l’armée russe s’il mettait à exécution sa menace de recourir à l’arme nucléaire. Une déclaration appuyée par le chef de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN).

On souhaite, bien sûr, ne jamais en arriver là.

Mais même si la guerre en Ukraine se réglait, on ne pourrait pas simplement recoller les morceaux et faire comme avant. La mondialisation sans frontières doit faire place à une mondialisation plus stratégique. Au « friend-shoring » comme le préconise la ministre Chrystia Freeland, en reprenant l’expression de son homologue américaine, Janet Yellen.

Cela signifie de faire affaire avec des pays qui sont de notre côté, qui partagent nos valeurs. Un genre d’OTAN, version économique, qui mettrait nos chaînes d’approvisionnement à l’abri des coûteuses menaces géopolitiques.

Pensez à l’Europe qui risque de grelotter, cet hiver, faute de gaz russe. À l’Afrique qui a vécu une crise alimentaire, cet été, à cause du blocage de céréales russes et ukrainiennes.

Pensez à tous ces produits qui nous manquent, à commencer par les semi-conducteurs dont la chaîne d’approvisionnement, extrêmement concentrée, passe par tous les coins chauds de la planète, comme le résume une note de recherche de la Banque Nationale.

Voyez-vous, 92 % des puces informatiques les plus avancées au monde sont fabriquées par une entreprise de Taiwan. Qui dépend d’une entreprise de lithographie hollandaise pour graver ses puces. Qui a besoin de néon dont la moitié est produite en Ukraine. Or, ce néon brut doit être purifié… en Russie. À moins de se tourner vers la Chine qui est le deuxième producteur mondial de ce fameux gaz.

Si la chaîne déraille, ce sont les véhicules ou le matériel informatique qui nous arrivent au compte-gouttes.

Cela démontre la nécessité de sécuriser nos chaînes d’approvisionnement en les rapprochant de chez nous. Mais ne nous faisons pas d’illusions : il faudra en payer le prix, car les économies d’échelle seront moins grandes et la main-d’œuvre moins bon marché en Occident.

Au final, les produits coûteront plus cher aux consommateurs qui ont déjà du mal à avaler l’augmentation du coût de la vie.

Le renforcement de notre approvisionnement aura aussi un coût environnemental, puisqu’il faudra creuser notre propre sous-sol pour dénicher les métaux et terres rares dont la Chine contrôle 60 % de la production et 90 % de la capacité d’affinage.

Le Canada est bien placé pour prendre le relais et extraire ces ressources essentielles à la transition énergétique et à l’électrification des transports. Or, le développement des activités minières soulève l’inquiétude des citoyens.

Que voulez-vous, il ne sera pas simple de détricoter nos liens avec les régimes autoritaires sans échapper une maille.

Si la Russie ne pèse que 3 % dans le PIB de la planète, la Chine, deuxième puissance mondiale, représente 18 % de l’économie et 30 % de la production manufacturière. Malgré les tensions, malgré la guerre commerciale déjà bien enclenchée avec les États-Unis, on peut difficilement mettre cet « ami » de côté.

Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion