Les journalistes manipulent une matière première qui peut être à la fois inoffensive et nucléaire : les mots.

La récente décision du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) porte justement sur l’un des mots les plus délicats du répertoire, un mot qui a été utilisé à quatre reprises le 17 août 2020 entre 17 h 34 et 17 h 40 sur les ondes de Radio-Canada. À ce moment, l’émission Le 15-18 commentait une controverse portant sur le titre de l’œuvre du felquiste Pierre Vallières, Nègres blancs d’Amérique.

Depuis plusieurs années, et encore plus depuis l’émergence du mouvement Black Lives Matter, le contexte dans lequel le « mot qui commence par un N » est évoqué a fait l’objet de débats. Ceux-ci ont permis à la société québécoise de comprendre en quoi ces questions sémantiques ne concernent pas que les locuteurs de langue anglaise.

Entendre le « mot qui commence par un N » est douloureux pour de très nombreuses personnes. C’est une insulte raciale proférée depuis des siècles pour rabaisser, déshumaniser les personnes noires. Il s’agit d’un mot chargé, qu’il ne faut pas utiliser à la légère seulement parce qu’il se trouve dans le dictionnaire.

Mais c’est un mot qui existe, qui a une place dans l’histoire québécoise. En 1968, Pierre Vallières a publié un livre où il compare le sort des ouvriers canadiens-français, qu’il décrit comme étant des travailleurs exploités au service des riches capitalistes, à celui de la population afro-américaine, qui se battait (et se bat toujours) pour le respect de ses droits civiques après des siècles de ségrégation et d’esclavage. Pour décrire la situation de ses compatriotes, Vallières a utilisé cette expression provocatrice qui a donné le titre à son ouvrage.

On peut parler de cette œuvre dans les médias et expliquer le choix (fort discutable par ailleurs) de Vallières d’utiliser ces mots. Dans ce contexte, prononcer le titre original du livre de Vallières sans gommer le terme controversé est incontournable. « La charge du mot nous permet de comprendre l’erreur de Vallières », rappelait d’ailleurs justement le rappeur et historien Webster en 2020.

Et on peut certainement être en désaccord avec des propos diffusés dans l’espace public. On peut critiquer, dénoncer, se plaindre. Et les journalistes ne vivent pas dans une bulle. Ils écoutent et s’adaptent. Il y a quelques années, l’attentat antiféministe du 6 décembre 1989 était simplement décrit comme une « tragédie ». Un « drame conjugal » cachait un féminicide. Les membres des multiples nations autochtones étaient désignés pêle-mêle comme des « Indiens ». Le vocabulaire s’est adapté, précisé, enrichi au fil des discussions sur ces enjeux.

Mais justement, la sanction du CRTC risque d’étouffer ce qui nous permet collectivement d’évoluer sur ces questions sensibles.

Selon le CRTC, Radio-Canada doit s’excuser publiquement auprès du plaignant. Même s’il reconnaît que les propos diffusés ne sont pas discriminatoires, il estime que la société d’État aurait dû diffuser une mise en garde claire à l’auditoire au début du segment de l’émission. Ce qui constitue un précédent dangereux pour la liberté d’expression et le journalisme.

Les journalistes et les médias ne réclament pas un sauf-conduit leur permettant de tout dire, tout écrire. Outre le CRTC, leur travail est encadré par les tribunaux, par les chartes de droits et libertés, par le Conseil de presse du Québec, par des ombudsmans, par des guides déontologiques.

Et surtout, les journalistes se nourrissent des débats de société. L’utilisation du « mot qui commence par un N » dans l’espace médiatique doit faire l’objet de discussions. La vice-présidente du CRTC Caroline J. Simard, qui se dissocie de l’opinion majoritaire, aurait rejeté la plainte contre Radio-Canada. Dans sa dissidence exhaustive et posée, elle propose de tenir des consultations pour déterminer les balises adéquates. Des questions importantes sont en suspens. À quel moment un « traumavertissement » devient-il nécessaire ? Le « mot qui commence par un N » porte-t-il la même charge en anglais et en français ? Faut-il le bannir complètement, en toute circonstance ?

Même prise de bonne foi, il s’agit d’une mauvaise décision du CRTC. C’est pourquoi Radio-Canada doit absolument la porter en appel, en espérant que les tribunaux fédéraux l’annuleront.

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