Le ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette, et la juge en chef de la Cour du Québec, Lucie Rondeau, ont croisé le fer sur la place publique au cours des derniers jours.

L’objet de leur désaccord : le projet de loi 92 visant la création d’un tribunal spécialisé en matière de violence sexuelle et de violence conjugale et portant sur la formation des juges en ces matières.

Lisez l’article « Tribunal spécialisé : Jolin-Barrette lance un appel au ralliement »

À première vue, le ministre et la juge en chef ne s’entendent pas sur l’existence même du tribunal.

Nous pensons toutefois que leurs positions sont réconciliables

D’abord, rappelons les faits.

Le projet de loi 92 est l’aboutissement de plus de trois ans de travail qui a débuté en 2018 dans la foulée du mouvement #metoo et d’une vague de dénonciations publiques de violences sexuelles sur les réseaux sociaux. Le constat était clair : une partie de la population québécoise n’avait plus confiance dans le système de justice.

Interpellées par cette crise de confiance, quatre élues de l’Assemblée nationale – Isabelle Charest, Isabelle Melançon, Christine Labrie et Véronique Hivon – ont formé un comité transpartisan pour réfléchir à la question de l’accompagnement des victimes dans le processus judiciaire.

S’en est suivi le rapport Rebâtir la confiance, piloté par l’ex-juge en chef de la Cour du Québec Elizabeth Corte et la professeure à la faculté de droit de l’Université Laval Julie Desrosiers, qui contenait 190 recommandations à partir desquelles un comité de travail a élaboré le projet de loi 92.

On le voit, il s’agit d’un long processus qui a impliqué beaucoup de temps et d’énergie.

La sortie publique de la juge en chef Lucie Rondeau montre toutefois qu’il y a au moins une faille dans ce processus : non seulement elle n’adhère pas à l’idée du tribunal – elle évoque même la possibilité de contester la loi devant les tribunaux –, mais aussi elle dit ne pas avoir été consultée.

Ce qui est assez surprenant puisque cette nouvelle instance relèvera de sa Cour.

La juge Rondeau propose une autre formule : ACCES, une nouvelle division des accusations dans un contexte conjugal et sexuel qui appliquera, elle aussi, certaines des recommandations du rapport Rebâtir la confiance, dont un soutien juridique, psychosocial et financier des personnes plaignantes et l’installation de ressources pour les personnes contrevenantes.

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Lucie Rondeau, juge en chef de la Cour du Québec, en 2019

Cette initiative de la Cour du Québec montre bien que sur le fond, le ministre Jolin-Barrette et la juge en chef Rondeau peuvent s’entendre.

Les deux parties semblent d’accord sur les principes suivants : redonner confiance au système de justice et mieux accompagner les victimes et les accusés dans un contexte sexuel et conjugal.

Il existe toutefois des points de mésentente qu’on ne peut pas négliger.

En commençant par le nom « tribunal ».

Selon certains membres du milieu juridique, et pas seulement selon la juge Rondeau, cette terminologie donnerait l’impression, en apparence du moins, qu’un accusé serait présumé coupable dès qu’il se présenterait devant ce tribunal, et que le principe de présomption d’innocence ne serait pas respecté. Dans les faits, on a maintes fois expliqué que les mêmes règles de droit s’appliqueraient, et que le poids de la preuve reposerait toujours sur les épaules de la victime. Cela dit, on ne peut pas balayer cette impression d’un revers de main. Elle existe.

Si l’appellation « tribunal » pose problème au point de mettre en péril l’existence même du concept, alors trouvons-en une autre.

L’ancien tribunal de la jeunesse se nomme aujourd’hui Chambre de la jeunesse. Et ce qu’on appelle communément « Cour » des petites créances se nomme en réalité Division des petites créances. Les deux relèvent d’ailleurs de la Cour du Québec. On pourrait donc très bien parler d’une Chambre ou d’une Division spécialisée en matière de violence sexuelle et conjugale.

Ensuite, il faut rallier tout le monde à la création de cette Chambre ou Division.

Depuis sa nomination en juin 2020, le ministre Jolin-Barrette a démontré qu’il était déterminé à faire aboutir ce dossier. Mais comme il l’a déjà déclaré lui-même, « cela nécessite la collaboration de tous les acteurs du système de justice ».

PHOTO JACQUES BOISSINOT, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Simon Jolin-Barrette, ministre de la Justice

Y compris celle de la juge en chef de la Cour du Québec.

Pour y arriver, le ministre de la Justice pourrait réitérer le respect de l’indépendance de la magistrature dans l’administration des dossiers et dans le choix des formations qui lui sont destinées.

La Cour du Québec semble en outre penser que l’organisation des nouveaux services prévus dans la loi 92 lui incombera. Le ministre pourrait donc préciser la forme et le fonctionnement de cette nouvelle division en définissant clairement son fonctionnement et les ressources qui lui seraient attribuées.

Enfin, comme l’a déclaré la députée de Joliette Véronique Hivon, la semaine dernière, la juge Rondeau – qui préside aussi le Conseil de la magistrature – doit pouvoir s’exprimer lors des audiences sur un projet de loi qui la concerne directement.

Il ne faut surtout pas perdre de vue l’objectif de départ de toute cette aventure : assurer à toutes les parties impliquées un traitement judiciaire équitable et créer un lieu pour mieux accompagner les victimes de crimes à caractère sexuel.

Nous demandons au ministre Jolin-Barrette et à la juge en chef Rondeau de ne pas les abandonner si près du but.

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