Pour la deuxième fois en trois ans, le gouvernement Legault veut utiliser la disposition de dérogation à titre préventif. Il y a eu la Loi sur la laïcité de l’État en 2019. Et maintenant, la réforme de la loi 101.

Québec fait une grave erreur, dont il mesure mal les répercussions à long terme pour nos débats publics et l’importance des droits et libertés de la personne.

La protection de notre langue française est primordiale et impérative au Québec. Là n’est pas la question.

Sur le plan juridique, rien ne justifie d’utiliser la disposition de dérogation à l’avance, comme un immense bouclier, sur l’ensemble de la loi 101. La quasi-totalité des mesures du projet de loi 96 sont raisonnables et passeraient les contestations devant les tribunaux sans la disposition de dérogation. En pratique, elle est inutile.

Si on utilise cette disposition à des fins purement politiques, simplement pour mettre son poing sur la table, ce serait un précédent inquiétant. Surtout si c’est le début d’une tendance.

Car on ne devrait jamais utiliser la disposition de dérogation à la légère. Seulement en situation de dernier recours.

Nous ne sommes pas contre la disposition de dérogation. Elle a un rôle à jouer dans notre système démocratique.

La Charte canadienne et la Charte québécoise ont chacune une disposition de dérogation qui permet aux élus de soustraire une loi à la quasi-totalité des droits et libertés garantis par ces chartes1.

À notre avis, le législateur a un devoir moral (mais pas légal) d’utiliser la disposition de dérogation de façon responsable. Seulement en dernier recours, pour corriger un jugement des tribunaux qu’on juge nettement déraisonnable sur une question cruciale. Jamais à des fins préventives pour couper court à nos débats de société.

Depuis 1982, la disposition de dérogation a véritablement été utilisée par le Québec seulement trois fois. La première fois sans effet juridique réel, la deuxième pour seulement cinq ans, et la troisième avec la Loi sur la laïcité :

  1. Le gouvernement Lévesque a invoqué la disposition de dérogation de la Charte canadienne de façon généralisée de 1982 à 1985 pour protester contre le rapatriement de la Constitution. Mais les droits et libertés continuaient à s’appliquer grâce à la Charte québécoise. Il n’y a pas eu d’effet juridique réel pour les citoyens.
  2. Le gouvernement Bourassa l’a invoquée de 1988 à 1993 à la suite d’une décision de la Cour suprême dans le dossier de l’affichage. Depuis 1993, on a suivi la décision de la Cour suprême sur la nette prédominance du français dans l’affichage à l’extérieur des commerces. Québec garde d’ailleurs ce même critère dans le projet de loi 96.
  3. La Loi sur la laïcité de l’État en 2019. Pour la première fois, Québec dérogeait à la Charte québécoise de façon préventive sur une question importante d’intérêt général. Il n’aurait pas dû le faire, comme nous l’avons déjà plaidé. C’est la seule loi actuellement en vigueur où la disposition de dérogation est invoquée pour se soustraire aux deux chartes avec un effet juridique réel2.
Lisez l’éditorial « Projet de loi sur la laïcité : la majorité a-t-elle toujours raison ? »

Cette fois-ci, le gouvernement Legault veut couper court à toute contestation judiciaire de la nouvelle loi 101.

Comme la protection du français, les droits et libertés de la personne sont une valeur primordiale au Québec. Bien sûr, ils ne sont jamais absolus. Les chartes elles-mêmes prévoient qu’une loi peut leur porter atteinte de façon raisonnable en vertu de la clause de justification (le test de l’article 1er).

En mai, le premier ministre François Legault a qualifié le projet de loi 96 de « raisonnable ». Justement : si le projet de loi est « raisonnable », pas besoin d’avoir recours à la disposition de dérogation.

De surcroît, on propose que la disposition de dérogation s’applique à la totalité de la loi 101. Même les mesures phares de la loi 101 – la langue d’enseignement au primaire et au secondaire, par exemple – sont en vigueur depuis 44 ans sans disposition de dérogation.

En avril dernier, le premier ministre Legault reprochait à la cheffe du PLQ, Dominique Anglade, de ne pas vouloir utiliser la disposition de dérogation pour protéger le français. Selon M. Legault, Mme Anglade n’a ainsi « aucune crédibilité pour parler du français qui [est] un socle pour notre nation ».

Depuis quand l’utilisation de la disposition de dérogation est-elle devenue une preuve qu’on défend davantage des valeurs québécoises comme la laïcité et la protection du français ?

René Lévesque, Jacques Parizeau, Lucien Bouchard et Bernard Landry n’ont jamais utilisé la disposition de dérogation de la Charte québécoise pour défendre le français avec la loi 101. Robert Bourassa l’a fait de façon temporaire après une décision de la Cour suprême.

« Le peuple québécois s’est donné en 1975 une Charte des droits et libertés de la personne qui demeure, à ce jour, l’une des plus complètes qui soient au monde. Or, une telle charte, c’est l’instrument par excellence de l’affirmation des valeurs d’un peuple. Elle exprime à la fois ses convictions les plus fondamentales et les choix et les arbitrages pas toujours faciles qu’il faut faire dans toute société », a déclaré René Lévesque en 19853.

Le gouvernement Legault devrait s’inspirer de ces sages paroles.

1. Dans la Charte québécoise, la disposition de dérogation soustrait une loi à tous les droits et libertés (articles 1 à 38). Dans la Charte canadienne, elle soustrait une loi aux droits et libertés à l’article 2 ainsi qu’aux articles 7 à 15.

2. Selon une recension du professeur de droit Guillaume Rousseau, la disposition de dérogation des deux Chartes est utilisée dans six lois québécoises actuellement en vigueur : la Loi sur la laïcité de l’État et cinq lois sur les régimes de retraite dans le secteur public. À notre avis, pour les régimes de retraite, ça ne compte pas parce que la disposition sert seulement à protéger certaines dispositions d’anciens régimes avant 1973 et le régime d’ex-religieux devenus enseignants. La disposition de dérogation de la Charte québécoise est utilisée dans six autres lois pour protéger des dispositions qui, à notre avis, passent le test de l’article 1er : pas d’avocats aux petites créances, auditions en cour à huis clos (notamment pour les dossiers de la DPJ), choix des jurés selon la langue, obligation de certains professionnels à dénoncer des contraventions à la loi dans des sociétés de fiducie. Source de la recension : Guillaume Rousseau, La disposition dérogatoire des Chartes de droits : de la théorie à la pratique, de l’identité au progrès social, Institut de recherche sur le Québec, mars 2016.

3. Discours de René Lévesque en 1985. Source : Société du patrimoine politique du Québec.

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