Kaboul. Octobre 2001. Les États-Unis lancent l’assaut contre les talibans. Des militaires de dizaines de pays, des journalistes, des humanitaires et les Nations unies suivent derrière. Tout ce beau monde a un besoin urgent d’interprètes, de chauffeurs, de guides et de personnel afghan de tout acabit.

Un des premiers lieux de recrutement est l’Université médicale de Kaboul. Les étudiants y sont brillants et connaissent l’Afghanistan à l’envers et à l’endroit. Beaucoup maîtrisent l’anglais ou d’autres langues étrangères. Les Canadiens, les Américains et autres Occidentaux qui débarquent leur offrent 10 fois le salaire moyen d’un médecin afghan. Près de la moitié des diplômés de 2001 acceptent. La grande majorité ne pratiquera jamais la médecine en Afghanistan. Beaucoup conduisent maintenant des Uber aux États-Unis, au Canada et en Allemagne. Une petite tragédie pour un pays en guerre.

Quand on calcule les coûts des opérations militaires des 20 dernières années en Afghanistan, on oublie souvent celui-là : l’immense coût pour l’Afghanistan de voir son élite instruite dispersée aux quatre coins du monde.

La question est à nouveau d’actualité ces jours-ci alors qu’Ottawa vient tout juste d’annoncer un programme qui permettra à des milliers d’Afghans qui ont travaillé étroitement avec l’ambassade du Canada à Kaboul ou avec les forces armées d’obtenir l’asile au Canada.

Le gouvernement s’attend à ce que des centaines d’entre eux et leur famille – on parle de quelques milliers de personnes en tout – puissent se prévaloir de ce programme, le troisième du genre depuis le début de l’engagement canadien dans le pays d’Asie centrale en 2001. Les États-Unis et l’Allemagne ont récemment annoncé des initiatives similaires.

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Ce n’est pas un luxe. Alors que les derniers soldats américains et de l’OTAN sont en train de se retirer de l’Afghanistan, tous ceux qui ont travaillé avec eux sont une cible potentielle pour les talibans. Multipliant les offensives contre l’armée afghane, ces derniers ont repris le contrôle de la moitié des 400 districts ruraux de l’Afghanistan au cours des derniers mois. Le groupe armé prônant un islam rigoriste encercle aussi plusieurs grandes villes afghanes, dont son ancien château fort, Kandahar. Même s’ils affirment qu’ils ont changé et qu’ils sont fréquentables, les talibans ont maintes fois promis de nettoyer l’Afghanistan des « forces corruptrices occidentalisées ».

« Il n’y a absolument aucun doute que les gens qui ont travaillé avec les Occidentaux sont en danger », estime Andrew Watkins, spécialiste de l’Afghanistan travaillant pour le Crisis Group, un grand groupe de réflexion sur la résolution de conflits dans le monde.

La même chose est vraie pour les acteurs influents de la société civile du pays en entier. L’an dernier, bien avant que Joe Biden annonce le retrait définitif des troupes américaines, trois ou quatre bombes artisanales explosaient tous les jours à Kaboul, ciblant tantôt des journalistes tantôt des religieux modérés ou des femmes.

Les talibans n’ont jamais revendiqué ces assassinats ciblés, mais ils en récoltent les fruits : des milliers d’Afghans éduqués aux valeurs plus libérales ont pris leurs jambes à leur cou et ont pris le chemin de l’exil. C’est tout autant d’opposants potentiels qui sont hors d’état de nuire. Tout autant de tuteurs de moins pour le gouvernement de Kaboul qui chancèle. Et ça fait longtemps que ça inquiète. En 2015, les Nations unies avaient sonné l’alarme en exposant l’impact dévastateur de la fuite des cerveaux sur la stabilité du pays.

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Tout ça met donc les gouvernements occidentaux devant tout un dilemme moral. Sauver des vies dès maintenant en accordant l’asile à des milliers de personnes en danger, tout en sachant qu’en le faisant, on contribue à détruire à petit feu les institutions et le mode de gouvernance dont on a soutenu la mise en place pendant 20 ans. Un problème presque insoluble.

Au bout du compte, personne ne blâmera le Canada de privilégier les vies humaines, mais Ottawa devrait le faire tout en tentant d’amoindrir la perte nette pour la société civile et le gouvernement afghans.

Une des façons de le faire serait d’offrir aux réfugiés afghans le droit de rentrer en Afghanistan à l’occasion pour travailler sur des projets qui renforcent l’État de droit, la démocratie, les droits de la personne et l’économie, sans danger de perdre leur statut protégé au Canada. La loi actuelle ne le permet pas avant que le réfugié obtienne sa citoyenneté, ce qui peut prendre plus de six ans.

La diplomatie canadienne pourrait non seulement encadrer les allées et venues des réfugiés, mais aussi financer les initiatives les plus porteuses. Les talibans seraient les seuls perdants.

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