Qu’ont en commun Emmanuel Macron, le roi Mohammed VI, du Maroc, plus de 180 journalistes autour du monde, l’entourage du dalaï-lama et des opposants politiques saoudiens, dont un qui vit à Montréal ?

Selon une grande enquête menée par 17 médias dans 10 pays en collaboration avec Amnistie internationale et l’organisation française Forbidden Stories, tout ce beau monde apparaît sur une liste de 50 000 cibles potentielles de Pegasus, un logiciel de cyberespionnage ultrasophistiqué développé par une entreprise israélienne, le groupe NSO et vendu uniquement à des gouvernements.

Égrainés jour après jour en une des médias du monde entier, les résultats de l’enquête sur Pegasus font scandale et remettent sérieusement en cause les prétentions du fabricant, qui affirme que son logiciel, destiné à la police et aux services de renseignement, ne sert qu’à traquer les criminels et les terroristes.

Mais ce qu’il y a de plus surprenant dans cette immense enquête menée par un consortium, c’est qu’une grande partie de l’information sur le fonctionnement de Pegasus, le groupe NSO et l’utilisation frauduleuse du logiciel pour viser des acteurs de la scène politique et de la société civile était déjà connue au Canada depuis plusieurs années.

Depuis cinq ans.

Et ça n’a mené à aucun changement.

***

Le Citizen Lab, un laboratoire interdisciplinaire établi à l’Université de Toronto, enquête sur Pegasus depuis 2016 et s’inquiète de ses implications pour les droits de la personne autour du monde, preuves de dérapages à l’appui.

Selon cette même organisation, lorsqu’il infecte un téléphone intelligent, Pegasus peut en télécharger toutes les données, les contacts téléphoniques, localiser le propriétaire, utiliser la caméra et écouter les conversations de l’utilisateur à son insu. C’est l’équivalent d’avoir un espion assis dans son téléphone intelligent. Pas rassurant du tout.

En 2018, les chercheurs du laboratoire torontois ont d’ailleurs pu confirmer que des personnes se trouvant au Canada ont été ciblées par cette technologie controversée, mais qui passe entre les mailles pas mal lousses du droit international.

C’est grâce à leur travail qu’Omar Abdulaziz, dissident saoudien établi à Montréal, a eu la confirmation que son téléphone était infecté par Pegasus. Après l’assassinat de son ami Jamal Khashoggi au consulat d'Arabie saoudite à Istanbul en octobre 2018, M. Abdulaziz a entamé une poursuite contre le groupe NSO, affirmant que sa technologie avait contribué au terrible meurtre prémédité du commentateur et dissident saoudien. Les procédures sont toujours en cours devant la justice israélienne.

En ajoutant les révélations médiatiques de la semaine, il semble aujourd’hui évident qu’entre les mains de clients comme l’Arabie saoudite, la Hongrie, l’Inde et le Maroc, pour ne nommer que ceux-là, le logiciel est un outil redoutable pour espionner et contrôler les opposants potentiels et les journalistes trop curieux.

C’est terriblement inquiétant pour les grands piliers de la démocratie et de l’État de droit, que ce soit le droit d’association ou la liberté de la presse. Et c’est tout aussi préoccupant de constater que jusqu’à maintenant, les grandes démocraties du monde sont restées les bras croisés face à cette menace déjà connue.

***

Sauf que là, la balle est tombée dans leur cour avec fracas. Après que Le Monde ait révélé que le président de la République française et plusieurs de ses ministres étaient des cibles potentielles de Pegasus, l’Hexagone a lancé des enquêtes pour comprendre la façon dont la technologie avait été utilisée sur son territoire. Des médias français ont déposé des plaintes.

En Israël, une commission israélienne a annoncé qu’elle se pencherait sur les règles d’exportation de ces dispositifs de surveillance nouveau genre.

***

Tout ça est très bien. Il est plus que temps de prendre au sérieux les ravages que peuvent causer ces logiciels d’espionnage à la grandeur du monde, surtout lorsqu’ils tombent entre les mains de dirigeants et de services de renseignement qui sont beaucoup plus intéressés par la mainmise sur le pouvoir que par le respect des droits fondamentaux, y compris celui à la vie privée.

Et il est plus que temps que les gouvernements démocratiques, dont celui du Canada, demandent des comptes tant aux entreprises qui élaborent ces logiciels et les commercialisent qu’aux pays dans lesquels ces entreprises mènent leurs activités.

Dans le cas du groupe NSO, la défense israélienne donne des licences à l’entreprise chaque fois qu’elle vend sa technologie à l’étranger.

En attendant d’obtenir des réponses, le Canada devrait s’allier à d’autres pays pour exiger un moratoire immédiat sur la vente des Pegasus de ce monde. Cette semaine, Edward Snowden, le lanceur d’alerte qui a révélé au monde le système de surveillance de masse des États-Unis, a demandé un tel moratoire international avec insistance. Et le Citizen Lab ? Il a formulé la même requête il y a des années. Sans résultats. Il faudrait qu’Ottawa tende enfin l’oreille et passe à l’action.

Qu'en pensez-vous? Exprimez votre opinion