(Tbilissi, Géorgie) D’abord, à Tbilissi, comme ailleurs, personne ne pouvait concevoir autant d’incompétence de la part de l’armée russe et des services secrets de Vladimir Poutine. On se refusait le plaisir d’imaginer la Russie perdre le contrôle, l’ancien empire qui a subjugué la Géorgie pendant quelques siècles et qui occupe toujours deux de ses régions.

« Voyons ! me lance un ami géorgien. Toute cette histoire doit être orchestrée ! C’est de la comédie, ce n’est pas possible. Poutine cache ses cartes. » Pendant que, sur les ondes de Radio-Canada, on spéculait déjà sur les conséquences d’une descente aux enfers, un journaliste russe en exil ici me lançait : « Arrêtez de fantasmer, il n’y en aura pas. » « Non, non, continuait le Géorgien, impossible d’ébranler le Kremlin. Poutine n’a-t-il pas une garde prétorienne et le FSB [services spéciaux russes] ? Evguéni Prigojine sera exécuté. »

En effet, la Russie, le plus grand pays du monde, n’a-t-elle pas la deuxième armée sur la planète ? N’est-elle pas l’héritière de l’Union soviétique, dominée durant ses heures de gloire par un Géorgien, Joseph Staline, qui avait su parfaire sa police secrète ? Les tentacules du FSB ne s’enfoncent-ils pas dans la chair du quotidien russe depuis 20 ans ? Ne voit-il pas tout ? Ne sait-il pas tout ? Il y a à peine un mois, ne parlait-on pas du retour de la répression des années soviétiques ?

Et puis, tout est devenu possible. Ils étaient glués à leurs téléphones intelligents à regarder, incrédules, la grande Russie de Vladimir Poutine se faire botter le derrière par un seigneur de guerre digne d’un pays en déroute.

Cet aventurier, ex-prisonnier, celui que l’on appelait « le cuisinier de Vladimir Poutine », retournait sa milice de milliers d’hommes contre le Kremlin. Il investissait sans effort le centre névralgique des forces russes à Rostov-sur-le-Don. Prigojine, sous-estimé par plusieurs, montrait une puissance et une influence surprenantes.

Pendant que les mercenaires de Prigojine avançaient sur Moscou, la présidente de Géorgie, Salomé Zourabichvili, sentait le besoin d’envoyer un message rassurant à la population : « Nous surveillons la situation. Notre frontière est bien gardée en cas d’autres vagues migratoires. » Il y a déjà de 50 000 à 70 000 Russes réfugiés ici depuis le début de la guerre en Ukraine.

Et puis, ils ont entendu que le leader biélorusse, Alexandre Loukachenko (et non Poutine ou le Kremlin), avait dénoué la crise et terminé l’aventure après 24 heures de folie. Prigojine ordonnait alors à ses troupes de plier bagage pour éviter « un bain de sang ». Les vidéos montraient des passants qui acclamaient ses hommes, qui leur donnaient de l’eau et à manger.

En Géorgie, on a bien constaté comme au Québec que Poutine n’avait pas l’appui incontesté qu’il avait laissé croire. La possibilité d’un soulèvement populaire n’était plus farfelue. Alors on a commencé à se remémorer le cours d’histoire de la petite école sur la guerre civile et la révolution russe, rien qu’au cas où…

Les Géorgiens ont vu Vladimir Poutine d’abord parler de couteau dans le dos et de trahison et, plus tard, faire tomber toutes les accusations contre cet ancien allié. Oui, cela ressemble à une aventure guerrière au Mali ou au Burkina Faso de quelques groupes rebelles, pays où Wagner œuvre depuis des années.

Le Kremlin ne s’est jamais dévoilé aussi fragile depuis l’écroulement de l’URSS. Vladimir Poutine perd tout à coup son aura d’intouchable, d’arbitre ultime, de judoka impitoyable et machiavélique. Sa police secrète est ridiculisée. Son armée plus que jamais dysfonctionnelle. En pleine contre-offensive ukrainienne, ça paraît très mal.

Bref, le tsar est nu. Vue de Géorgie, cela ouvre toutes sortes de possibilités.

En fin de journée samedi, Dalila m’envoyait : « Nous espérons que la Russie s’écroule bientôt ! » avec, accolés au message, les drapeaux de l’Union européenne, de la Géorgie et de l’Ukraine.

Depuis, le début de la guerre, le gouvernement géorgien avait fait le pari de ne pas heurter le Kremlin. Il jouait avec lui, il l’aidait à détourner les sanctions, lui ouvrait ses frontières au grand dam de ses habitants humiliés, très sympathiques à l’Ukraine.

Le risque était bien réfléchi et cela profitait beaucoup au pouvoir en place. L’autorité du Kremlin maintenant affaiblie pourrait amener le gouvernement à refaire ses calculs, soutient Shota Kakabadze, analyste à l’Institut géorgien de politique.

« Il est encore tôt pour s’avancer, mais une Russie fragile et faible pousserait nécessairement la Géorgie à s’en distancer et à renouer sans complexe avec l’Ouest, l’Europe et l’OTAN. » C’est un espoir chéri par les Géorgiens.

Mais une Russie instable peut devenir aussi une menace. Elle évoque des flots migratoires, une perte de contrôle du commerce illégal. M. Kakabadze pense au trafic d’armes, entre autres. Cela veut dire aussi le risque d’une petite étincelle qui ferait exploser la poudrière du Caucase du Nord de l’autre côté de la frontière. Elle loge des dizaines de minorités ethniques, dont la Tchétchénie qui a connu deux guerres en 30 ans. Son chef Ramzan Kadyrov, un autre seigneur de guerre sanguinaire et imprévisible, s’est absolument rangé du côté de Poutine samedi.

Une Russie faible et fragile réveillerait aussi le désir géorgien de reprendre l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie, lieux de guerres sanglantes, prises par l’ancien empire, qu’on compare ici au Donbass et à la Crimée.

Bref, vue d’ici, une Russie qui s’effriterait ferait renaître les plus beaux espoirs, mais craindre des scénarios sanglants. Un grand jeu à suivre, incontestablement.