« Que feriez-vous si vous étiez à bord d’un avion qui s’écrasait ? », a demandé un animateur de télévision russe en 2006 à Sergueï Choïgou, l’actuel ministre de la Défense. « Rien, lui a-t-il répondu. Il continuerait à s’écraser de toute façon. »

Près de 17 ans plus tard, cette petite citation prend des airs de métaphore.

À la tête des forces armées russes depuis 2012, Sergueï Choïgou est le visage du déploiement militaire en Ukraine. Aux yeux des Russes, il est le pilote de l’« opération spéciale » du Kremlin qui devait déloger le gouvernement ukrainien en quelques jours, mais qui ressemble de plus en plus à un écrasement d’avion au ralenti.

Et c’est sur ce pilote qu’a tiré à boulets rouges le patron du groupe Wagner, Evguéni Prigojine, lors de la mutinerie qui a permis à ses mercenaires de prendre le contrôle de la base militaire de Rostov vendredi et de se rendre jusqu’aux contreforts de Moscou samedi.

La rébellion armée a été vite tuée dans l’œuf grâce à une intervention surprise du dictateur de Biélorussie, mais a exposé d’immenses lacunes dans l’appareil sécuritaire russe, qui a pris des airs de livre de beurre dans laquelle n’importe quel couteau peut se frayer un chemin sans résistance.

Depuis, une question est sur les lèvres de tous les observateurs de la Russie : que va faire Vladimir Poutine, ouvertement humilié ? Et pourquoi n’a-t-il pas mis immédiatement son ministre de la Défense à la porte ?

Lundi, comme si de rien n’était, on a vu Sergueï Choïgou apparaître en Ukraine en train d’inspecter ses troupes. Dans son discours à la nation pour revenir sur les évènements du week-end, Vladimir Poutine a affirmé qu’il allait punir les responsables de la mutinerie – deux jours après leur avoir promis l’immunité –, mais est resté solidaire de son ministre de la Défense. Du moins, pour le moment.

PHOTO VALERY SHARIFULIN, FOURNIE PAR SPOUTNIK, AGENCE FRANCE-PRESSE

Le président russe, Vladimir Poutine, en réunion avec les principaux responsables de la sécurité du pays, dont Sergueï Choïgou (deuxième dans le groupe de droite), lundi

Dans l’univers politique russe, Sergueï Choïgou est une espèce rare. D’abord, à cause de ses origines. Il est né loin des centres de pouvoir que sont Moscou et Saint-Pétersbourg. Il a plutôt grandi dans le village de Chadan, dans le sud de la Sibérie, à la frontière de la Mongolie. Son père est issu d’un groupe autochtone turco-mongol de Touva, alors que sa mère est une Russe élevée en Ukraine.

Ingénieur civil, il a monté les échelons du Parti communiste en région dans les années 1980 et est arrivé à Moscou alors que l’Union soviétique s’effondrait. Il s’est lié d’amitié avec le nouveau président russe Boris Eltsine, qui a fait de lui le ministre des Urgences.

Dans le cadre de ces fonctions, Sergueï Choïgou était toujours le premier sur les lieux lors de catastrophes naturelles, d’écrasements d’avion ou d’explosions. Alors que le pays vivait une dure période de transition politique et économique, son empressement auprès des civils l’a vite rendu populaire.

C’est grâce à cette même fonction ministérielle qu’il a connu Vladimir Poutine en 1999.

PHOTO ALEXEI NIKOLSKY, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Vladimir Poutine et Sergueï Choïgou lors du jour de la Marine à Saint-Pétersbourg, en juillet 2021

Lorsque l’ancien patron des services secrets russes a remplacé Boris Eltsine à la tête du pays, il a gardé Sergueï Choïgou à ses côtés. Ce dernier lui a offert en cadeau son chien préféré, le labrador Konni, et est vite devenu son compagnon de chasse et de pêche. Les deux hommes ont été maintes fois photographiés torse nu dans la taïga sibérienne que M. Choïgou connaît comme le fond de sa poche. Ces vacances en pleine nature ont aidé le président à peaufiner son image de « moujik », un macho des bois à la russe.

Au Kremlin, Sergueï Choïgou a survécu à tous les jeux de coulisses et a été nommé ministre de la Défense en 2012. Même s’il n’avait aucune expérience militaire, Vladimir Poutine l’a nommé général du jour au lendemain. Pas sans grincements de dents dans les rangs.

En 2014, il était en poste quand la Russie a fait main basse sur la Crimée. Il était aussi au cœur de l’intervention russe en Syrie pour préserver le régime de Bachar al-Assad.

Pour ses bons services, Vladimir Poutine a couvert son ami de médailles militaires et de titres honorifiques. À l’époque, les experts voyaient en Sergueï Choïgou le successeur de Poutine.

Ce statut de préféré du tsar a été largement fragilisé depuis le début de l’invasion en Ukraine. En mars 2022, il a disparu pendant 12 longs jours après avoir fait rapport à Poutine sur la guerre, affirmant que tout se déroulait comme prévu. On a aussi vu le président russe tenir son ministre de la Défense à distance lors de réunions autour de l’immense table du Kremlin.

À distance, mais toujours à portée de main, car dans l’enlisement de la guerre en Ukraine, Sergueï Choïgou joue un rôle crucial.

C’est lui qui essuie toutes les insultes des politiciens locaux et des seigneurs de la guerre – comme Evguéni Prigojine et Ramzan Kadyrov – qui combattent pour la Russie. Pas Vladimir Poutine. C’est à lui que sont attribués les échecs russes sur le champ de bataille. Pas au président.

En d’autres termes, le chum de chasse est devenu le gilet pare-balles du maître du Kremlin.

Or, tous les militaires vous le diront, un gilet troué ne sert strictement à rien.