Les plus vieux d’entre vous me traiteront de rabat-joie, les plus jeunes, de « rageux ». Mais je m’assume, je ne l’ai pas trouvée drôle du tout.

Je fais référence au petit geste qui se voulait humoristique de la ministre fédérale des Langues officielles, Ginette Petitpas Taylor, auprès du ministre québécois de la Langue française, Jean-François Roberge. En référence à la publicité « sick » du ministre, Mme Petitpas Taylor lui a fait cadeau d’un faucon pèlerin en peluche, histoire de démontrer que « le fédéral et le provincial ne sont pas toujours obligés d’être en chicane »⁠1.

C’est probablement le contraste entre la légèreté du ton de Mme Petitpas Taylor et la réalité du français au Canada qui me fait perdre le sens de l’humour.

Pour mettre la farce en contexte, j’ai fait une petite revue de presse, mais uniquement des 90 derniers jours. Trois mois. Rien de plus. Si j’avais couvert les trois dernières années, vous en auriez fait une dépression. Non, la situation n’est pas drôle du tout.

En avril, nous apprenions qu’en Ontario, le taux de bilinguisme français-anglais était au plus bas depuis 40 ans⁠2 (partout au pays, le bilinguisme devient une affaire de francophones seulement).

Toujours en avril, après qu’un homme de Saint-Jean-Port-Joli n’a pu recevoir d’aide en français de la part du 911, on découvrait que le CRTC savait depuis au moins 10 ans qu’il y avait des problèmes d’accès au 911 en français⁠3. Dix ans ! Le 911 ! Et le CRTC, un organisme fédéral, ne faisait rien.

Durant le même mois, Air Canada menaçait d’expulser un homme d’affaires qui voulait se faire servir en français. Ceci expliquant cela, un peu plus tôt, en mars, on apprenait que le syndicat des employés d’Air Canada se plaignait que l’entreprise exigeait trop de français de la part des agents de bord (!). À peu près dans la même semaine, dénoncés de toutes parts, Air Canada et le CN acceptaient enfin de se soumettre aux règles de l’Office québécois de la langue française, ce qui nous rappelait qu’ils s’y étaient opposés pendant des décennies.

L’offre rachitique de contenu télévisuel québécois sur les vols d’Air Canada faisait, elle aussi, la manchette. Sur les 200 séries de fiction, téléréalités, documentaires et autres émissions de variétés, cinq seulement (2,5 %) étaient québécoises. Dans le même mois d’avril, on apprenait qu’Air Canada avait triplé, oui, triplé, le salaire de son PDG, Michael Rousseau, celui-là même qui se vantait de pouvoir vivre à Montréal sans parler français. Ça ne s’invente pas. Beau symbole, cet Air Canada.

Quelques jours plus tard, une étude révélait le déclin « lent et irrémédiable » du français en sciences au Canada⁠4. À la grandeur du pays, de 2019 à 2022, 95 % des subventions fédérales pour la recherche ont été versées à des projets rédigés en anglais. L’explication ? Pour avoir plus de chances d’être financés par le fédéral, les chercheurs soumettent leurs demandes en anglais. Et ils semblent avoir de bonnes raisons de le faire. Entre 2001 et 2016, l’Institut de recherche en santé du Canada a accepté 39 % des demandes rédigées en anglais contre seulement 29 % des demandes rédigées en français. Y aurait-il là quelque chose de systémique ? À moins que les francophones soient moins bons ? Résultat : pas fous, les chercheurs francophones passent à l’anglais.

Finalement, à plusieurs reprises durant la même période, des élus fédéraux se sont félicités de l’atteinte, pour la première fois depuis 20 ans, de leur objectif de recrutement de 4,4 % d’immigrants francophones hors Québec. Ils ont tous oublié de dire qu’à ce rythme-là il faudra presque un siècle, oui, un siècle, pour rattraper le retard causé par leurs échecs des 20 dernières années, et cela, sans tenir compte du phénomène de l’assimilation. Non, il n’y a pas de quoi être fier.

Au Canada hors Québec, le français continue de s’effacer. Il y a aujourd’hui plus de gens qui parlent chinois (mandarin ou cantonais) qu’il y a de gens qui parlent français.

Le punjabi et le tagalog le dépasseront bientôt eux aussi. Le français est la 17e langue parlée à Toronto. Uniquement 1,8 % des Canadiens hors Québec parlent français à la maison. C’est la moitié de ce que c’était en 1969, au moment de l’adoption de la Loi sur les langues officielles. Non, il n’y a pas de quoi rire.

Quand le gouvernement du Québec et le gouvernement fédéral se rencontrent pour faire l’état de la situation de la langue française, l’ambiance ne devrait pas être à la rigolade. Mieux encore, le gouvernement fédéral devrait systématiquement commencer la rencontre en s’excusant : sa gestion de la langue française est un échec spectaculaire qui ne devrait faire rire personne, surtout pas la ministre responsable du dossier.

1. Lisez l’article de Suzanne Colpron dans La Presse 2. Lisez l’article d’ONFR+ 3. Lisez l’article du Devoir 4. Lisez l’article de Radio-Canada