Je fais partie des immigrants qui ont été séduits par ce qu’on appelle le « modèle québécois ». Ici, l’État est un acteur important de la vie économique, mais aussi de l’élaboration de politiques sociales qui sont au centre d’un certain partage de la richesse.

L’État-providence est donc bien plus généreux au Québec que dans le reste de l’Amérique du Nord. Le nombre de programmes sociaux au service des familles, des travailleurs, des étudiants et des personnes vulnérables en est une preuve ostensible. On peut citer ici l’aide sociale, les programmes de garderies subventionnées, les congés parentaux partageables entre les deux parents, la scolarité universitaire à faible coût, les services dentaires gratuits pour les enfants de moins de 10 ans et les prestataires d’un programme d’aide financière, etc. Pour la personne qui veut visualiser autrement ce projet de solidarité, les taux d’imposition du Québec en ces temps de déclarations de revenus sont de patents indicateurs.

Alors, bien que le manque de pertinence et de délicatesse du tweet du premier ministre qui a déchaîné les passions cette semaine soit indéniable, François Legault a raison d’affirmer que la société québécoise est traditionnellement des plus solidaires à l’échelle continentale.

Nous ne pouvons pas nous targuer d’être des champions du don volontaire, mais l’État nous force à partager et gère la redistribution dans ce qui ressemble à une fiscalisation de la charité chrétienne. Cependant, on n’a pas besoin d’être né ici pour savoir que cette particularité du Québec doit bien plus qu’à son seul passé très catholique. En cause, pour partager de la richesse, il faut d’abord la créer. Or, pour l’Église catholique, l’argent était la demeure du diable. Pour gagner son ciel, mieux valait donc le remettre à ceux qui savaient dompter Lucifer et avaient à Rome des coffres-forts à son épreuve. Pour ne pas m’éloigner de mon sujet, je vais revenir au Québec moderne et laisser aux femmes, aux minorités sexuelles et aux nombreuses victimes du clergé qui ont connu la grande noirceur la préséance de décider si la religion catholique était un haut lieu de solidarité pour tous.

De toutes les initiatives de partage, c’est l’éducation à chances égales qui est née de la Révolution tranquille qui m’a le plus fasciné en arrivant ici. C’est elle qui a sorti le Québec des bas-fonds où il se trouvait depuis trop longtemps. Mon défunt ami Serge Bouchard m’a dit un jour : « Boucar, tu racontes que tes frères et sœurs sont allés à l’université alors que vos deux parents sont analphabètes. Mais sais-tu que ton histoire n’est pas différente de la mienne et de celle de beaucoup de gens de ma génération ? Nous sommes de nombreux lettrés à venir de parents qui n’avaient pas dépassé le cycle primaire ou secondaire. » C’était sa façon de rappeler à quel point le projet d’accès à l’éducation et la formation universitaire pour tous a été un puissant levier qui a permis au Québec de rattraper son retard économique et culturel sur le reste du monde occidental.

Avant la Révolution tranquille, disait Serge, les Québécois francophones étaient parmi les groupes culturels les moins instruits et les plus pauvres de l’Amérique du Nord. Mais de cette démocratisation de l’accès au savoir naîtra une puissante énergie créative qui fera rapidement du Québec un pôle d’innovation, de recherche et de développement économique et culturel.

C’était la naissance de Québec inc., mais aussi d’un important secteur coopératif encore fortement ancré dans le modèle québécois.

Malheureusement, le temps a passé et le modèle commence à se fissurer. En cause, le panier de services est de plus en plus gourmand, la population vieillit et les contribuables sont pris à la gorge. À ces écueils, il faut ajouter les nombreuses déchirures sociales qui secouent les sociétés occidentales. Ces tensions n’épargnent pas le Québec. Or, construire et maintenir un système de partage comme le nôtre nécessite une certaine cohésion sociale. Ce sentiment d’unité est essentiel à l’adhésion de la majorité à notre projet de justice sociale et de partage. À mon humble avis, on n’est pas très loin du jour ou un charismatique politicien de droite proposera avec succès de donner un coup de pied dans ce modèle qui, sans être parfait, a toujours fait le charme du Québec, garanti sa paix sociale et contribué à la douceur de vivre ici.

Si ce temps du « chacun pour soi » se fraye un chemin dans les esprits, c’est aussi parce que les contribuables ont l’impression de donner abondamment sans recevoir.

Comment voulez-vous convaincre un contribuable que tout va bien quand nos routes sont aussi maganées et cahoteuses ? Comment voulez-vous le convaincre que tout va bien quand nos écoles en arrachent autant ? Comment voulez-vous convaincre l’autre de payer toujours plus d’impôt quand il doit passer plus de 18 h et même dormir assis à l’urgence avec son enfant avant de rencontrer un médecin ? Le modèle craque et il faudra beaucoup d’énergie pour l’empêcher de s’américaniser. Voilà pourquoi j’espère que Christian Dubé et Bernard Drainville auront le courage de leur engagement politique. Sinon, il faudra revenir au tweet de François Legault et faire appel aux curés pour nous réapprendre la solidarité.