Dans son budget, la ministre des Finances Chrystia Freeland a tendu un piège aux conservateurs, qui promettent d’abolir la taxe sur le carbone. Si jamais une fois au pouvoir leur chef Pierre Poilievre y donnait suite, il déclencherait des paiements compensatoires à l’industrie.

La rentabilité des investissements nécessaires pour produire plus d’électricité propre et décarboner les procédés industriels dépend en bonne partie du signal des prix envoyé par la taxe sur le carbone. Elle doit graduellement s’élever des 65 $ actuels jusqu’à 170 $ la tonne en 2030, sans quoi les consommateurs et les entreprises resteront accros au pétrole et au gaz bon marché.

Pour parer au risque politique posé par Poilievre, la ministre propose un instrument dérivé astucieux, appelé « contrat sur différence », une forme d’assurance qui compensera l’écart observé entre le prix effectif du carbone et celui prévu dans l’échéancier gouvernemental. Des contrats pourraient également compenser des pertes découlant d’un relâchement réglementaire sur les carburants propres.

On se demande toutefois comment cette mécanique s’ajustera à la Bourse du carbone, que le Québec partage avec la Californie, mais dont le prix des émissions est la moitié de la taxe fédérale, en raison d’une surabondance de permis de polluer. Vivement la réforme promise !

Ces contrats seront l’un des outils d’ingénierie financière du nouveau Fonds de croissance du Canada, doté d’une enveloppe de 15 milliards, dont l’administration indépendante a été confiée à Investissements PSP, le gestionnaire montréalais de la caisse de retraite des fonctionnaires fédéraux. Le but du fonds est d’attirer des investissements privés en dérisquant des projets par l’attribution de financement concessionnel.

Cette stratégie devrait coûter moins cher au Trésor public que des subventions. Rien à débourser sur les contrats si la taxe sur le carbone évolue comme prévu.

Des capitaux proviendront également du recentrage de la Banque de l’infrastructure, qui dispose d’une cagnotte de 20 milliards.

Toutefois, la mesure phare du budget est un crédit d’impôt sur les investissements verts, tant du privé que des sociétés d’État comme Hydro-Québec. Le remboursement varie selon la nature de l’investissement : 15 % pour la production et le transport d’électricité propre, 30 % pour décarboner les procédés et extraire les minerais critiques, et de 15 % à 40 % pour la production d’hydrogène, selon les émissions produites.

Ces crédits s’ajoutent au 30 % sur les équipements de production et de stockage d’électricité propre de l’énoncé économique de novembre.

Les exploitants de sables bitumineux ont obtenu l’an dernier un crédit de 37 % à 50 % sur des équipements de capture et d’enfouissement du carbone, mais Freeland leur a refusé les 10 milliards réclamés en sus. Une étude de l’institut Pembina et de l’Institut climatique du Canada avait plombé leur requête indécente, démontrant que les aides dépassaient l’appui offert aux États-Unis.

Le budget Freeland constitue une réponse aux gigantesques mesures américaines du mal nommé Inflation Reduction Act (IRA). L’Union européenne a dû elle aussi déballer des incitatifs, de crainte que l’oncle Sam n’accapare tous les investissements.

L’enjeu de cette rivalité : accélérer la lutte contre le réchauffement climatique où on accuse un sérieux retard ; ne pas sortir perdant d’une réindustrialisation de l’économie mondiale ; laquelle survient dans le contexte géopolitique tendu du redéploiement des chaînes d’approvisionnement entre pays concurrents mais amis, aux dépens de la Chine et de la Russie.

C’est maintenant que les industriels choisissent l’emplacement des usines de voitures électriques et de batteries pour les 30 prochaines années. Les pays qui hésitent rateront le coche.

La décarbonation exige des capitaux massifs et les deniers publics peuvent réduire les risques et accélérer les investissements privés. Toutefois, même si la direction générale des politiques industrielles est juste, les choix faits dans l’urgence climatique ne pourront éviter des échecs coûteux, plusieurs technologies étant incertaines. Cela dit, c’est beaucoup le privé qui fera ces choix.

Malheureusement, les Américains refusent toute taxe sur le carbone. Une ouverture politique au début du mandat Biden a cependant débloqué cet immense paquet de 400 milliards de dollars américains en avantages fiscaux et en subventions.

Le volet vert des récents budgets Freeland pèse 80 milliards de dollars, sur 10 ans. L’arsenal canadien est moins gros, mais mieux diversifié avec un prix sur le carbone, une réglementation, des crédits fiscaux, des prêts et garanties de prêts.

Selon l’Institut climatique du Canada, ce budget est le plus important de l’histoire pour l’accélération de la croissance propre et une habile réponse à l’IRA, car il utilise non seulement des carottes, mais des bâtons pour décourager les gros pollueurs.

Il n’est pas parfait pour autant. Il boude les fruits à portée de main comme l’isolation des bâtiments, moins sexy mais à l’impact assuré. Il ne met pas fin aux subventions aux pétrolières, comme promis. Il ajoute 500 millions dans un fonds pour l’innovation, mais voilà un domaine où malgré l’argent public, le Canada peine toujours à passer des idées à la commercialisation.

Saluons quand même le sérieux des efforts pour une crise qui l’est tout autant.