Dans la vie des Autochtones, comme dans celle de tout être humain, il y a de ces moments où une nouvelle parvient à nous, souvent sous la forme d’un chiffre ou d’un verdict dans notre cas, et qui nous coupe le souffle.

Un moment, s’inscrivant en nous comme un choc, une injustice, où on ne sait plus trop ce qu’on vient d’entendre, où on est, quel jour on est ou comment on se sent. Comme si tous les petits morceaux de notre squelette se retrouvaient sur le sol en un instant. Comme si tout ce qu’il restait à faire, c’était de les ramasser et de les recoller pour essayer de fonctionner normalement.

Le choc que j’essaie tant bien que mal de vous décrire, je l’ai ressenti vendredi dernier en regardant la série Meurtres à Thunder Bay, offerte sur Crave.

Meurtres à Thunder Bay se veut en quelque sorte la suite de la baladoémission Thunder Bay, sortie en 2018. Nul besoin d’avoir écouté l’une pour voir l’autre. Le chiffre que j’y ait entendu m’a fait le même effet que le nombre 215 un certain après-midi de mai 2021, alors qu’on venait de découvrir autant de tombes anonymes à Kamloops, en Colombie-Britannique. J’ai dû reculer l’épisode à deux reprises pour être certaine de ce que je venais d’entendre.

Pourtant, cette fois, personne ne parle de ce qui se passe là. Personne, sauf le journaliste anishinaabe Ryan McMahon qui a produit, écrit, coréalisé et animé la série.

L’épisode s’ouvre sur le meurtre de Barbara Kentner, une femme autochtone vivant à Thunder Bay qui a trouvé la mort de la manière la plus odieuse : on lui a lancé un attelage de remorque en acier à partir d’un véhicule en mouvement en criant « J’en ai eu une ! ». À glacer le sang. L’auteur du crime, Brayden Bushby, sera reconnu coupable d’homicide involontaire après le retrait, par la couronne, d’une accusation de meurtre au second degré.

Ryan McMahon s’efforce donc de découvrir la vérité sur la mort de nombreux Autochtones dans cette ville, qui détient par ailleurs le record du plus grand nombre de meurtres par habitant au pays.

Près du tiers des crimes haineux envers les Autochtones au Canada sont rapportés à Thunder Bay.

Pourquoi y a-t-il autant d’Autochtones qui meurent dans cette ville ? Pourquoi rien n’est-il fait pour résoudre le problème ? Ce sont ces questions que pose d’emblée McMahon.

On comprendra, au fil des quatre épisodes, que cette mission ne peut se faire sans explorer les défaillances du service de police de la ville ainsi que le racisme systémique qui entoure tout ce dossier.

Après l’histoire de Barbara Kentner, Ryan McMahon nous dévoile les cas de sept mystérieux décès d’adolescents autochtones, en s’intéressant davantage à l’histoire de Jordan Wabasse, un espoir du hockey de la Première Nation Webequie.

Tous de jeunes autochtones, tous « tombés » dans un cours d’eau ou tout près. Tous classés comme des morts accidentelles, parfois avant même que le coroner n’ait pu examiner le corps. On les appellera « Les sept plumes tombées ». Une même conclusion pour tous : aucune raison de soupçonner un acte criminel, selon les enquêteurs. Mais des morts suspectes à Thunder Bay, il y en a bien d’autres. Beaucoup plus que sept. Personne ne connaît le chiffre exact, que les autorités se gardent bien de révéler. Des morts qu’on veut juste oublier pour ne pas connaître la vérité.

Mais qu’est-ce qui pourrait être à l’origine de tout ça ? Pour vrai, je veux dire ? Car le casse-tête est si incomplet qu’on ne peut même plus deviner l’image. Toutes les hypothèses y passent : un tueur en série, des gangs de rue et celle qui fait frissonner le plus : des organisations suprémacistes racistes qui ciblent les Autochtones.

Une des plus grandes pièces manquantes c’est une enquête de police complète. M’entendez-vous soupirer d’où vous êtes ? Dans tous les cas, je vous le disais : la conclusion des « enquêtes » a été la mort par noyade et/ou par le froid due à une consommation d’alcool (ô conclusion facile quand tu nous tiens), sans acte suspect.

S’il n’y a qu’une seule série sur les Autochtones que vous devez regarder cette année, c’est celle-là. Une chef de police difficile qui finira par démissionner, des meurtres non résolus, des complots et des conspirations, du racisme ambiant. Un cocktail digne des meilleurs films. Sauf que là, c’est la vie. La vraie vie.

Maintenant, je vais vous dévoiler le chiffre qui m’a fait perdre le souffle. Un chiffre qui nous permet enfin de comprendre toute l’ampleur du problème. Arrêtez votre lecture ici si vous avez l’intention de regarder la série.

Mille sept cent quatre-vingts. 1780 morts subites d’Autochtones qui justifiaient une enquête plus approfondie entre 2010 et 2017. Mais rien. C’est énorme. En comparaison, les 1200 femmes ou filles autochtones disparues ou assassinées au pays sur une période de 30 ans ont fait l’objet d’une enquête nationale. Ici, dans la petite ville de Thunder Bay, on parle d’une moyenne peu enviable de 253 Autochtones par année.

Comment est-ce possible ? Et surtout, pourquoi ne fait-on rien pour comprendre et arrêter cette saignée ? Parce que c’est bien de ça qu’il s’agit, une saignée.

Thunder Bay est réputée être une ville qui pue, mauvaises odeurs attribuables aux usines de pâtes et papiers. Mais il y flotte là une autre odeur forte, l’odeur persistante et indéniable du racisme.