Je ne ferai pas aujourd’hui d’analyse pointue. J’évoquerai plutôt les vies perdues de cet immense gâchis qu’est l’aventure guerrière de Vladimir Poutine et de sa bande, toujours figés dans une logique de Seconde Guerre mondiale où l’Ukraine remplace l’Allemagne nazie et l’OTAN devient avec elle, l’envahisseur.

Les vies perdues, je vous disais… Sur l’écran de mon ordinateur, je vois Oleksandra Borisvska, 18 ans, magnifique dans sa robe de soirée, étudiante en relations internationales, tuée à Vinnytsia. Il y a Danylo Bolsharov, 22 ans, mince, des lunettes lourdes à la Robert Bourassa, étudiant en économie, mort en tentant de sauver sa grand-mère et son père sous les décombres de Marioupol. Danyyil Yevtushenko, 19 ans, étudiant en philosophie, musicien, polyglotte, tombé au combat à Kharkiv. Il n’avait jamais touché à la guerre avant février 2022. Et puis, il y a Andriy, 23 ans. Anna, 17 ans. Leah, 20 ans. Ça continue comme ça sur 36 clics ; des tranches de vie encore toutes minces.

Chaque jour, les victimes s’additionnent sur le site web mis en ligne par une jeune ukrainienne de 19 ans et ses amis, à la mémoire d’étudiants qui ne recevront jamais leurs diplômes. « Unissued diplomas », titre le site en anglais⁠1, une façon de mettre des visages sur cette tragédie innommable qui s’étire depuis le 24 février 2022.

Combien de morts, de blessés, d’amputés, de traumatisés depuis le début de cette invasion ratée qui perdure ?

Je revois les membres de cette famille d’Irpin, en banlieue de Kyiv, dans la petite cuisine d’une maison louée un soir de décembre me raconter comment ils ont été évacués de leur ville natale sous les bombes, cordant la grand-mère de 92 ans, la petite de 3 ans, le chien, les quatre chats, la fille, la mère et le père dans une petite fourgonnette. Et je revois le fils de 33 ans qui, lui, était resté, fort comme un bœuf, pleurer en me racontant comment le home familial est disparu sous les flammes à la suite d’une explosion. La famille avait une agence de voyages. Ils ont tout perdu.

Pardonnez-moi, je suis simplement hantée, en écrivant ces lignes, par toutes ces vies chamboulées, toutes ces morts insensées, tous ces jeunes gens qui regardaient vers l’avenir, qui rêvaient, qui allaient à l’école, qui étaient amoureux, mais qui n’existent plus. Je suis hantée par tous ces parents qui allaient conduire leur enfant à la garderie, qui allaient travailler, qui faisaient leur épicerie comme moi et qui, du jour au lendemain, ont vu leur vie transformée. Le 24 février, ces dizaines de millions de gens au quotidien comme le nôtre se sont fait faucher leur vie paisible par une bande de néo-Soviétiques nourris par une ambition impériale et anachronique. Comme quoi la vie ou la paix parfois ne tient qu’à un fil même si tout semble beau, même si on se dit que « ça n’arrivera jamais ». En tout cas, en Ukraine, aujourd’hui. En Géorgie, en Moldavie, en Lettonie, peut-être demain.

Et tout à coup, l’étudiant en philosophie devient combattant, le chirurgien plasticien fait de la médecine de guerre, l’avocat en droit des affaires se transforme en leader de la garde territoriale de son patelin, la couturière confectionne des filets de camouflage et la grand-mère fait du bortsch pour les soldats.

« Lorsque votre salle de classe se transforme en champ de bataille, votre diplôme devient celui de la bravoure », peut-on lire sur le site web.

En Ukraine, ce n’est pas que l’armée qui se bat, c’est tout un peuple. La résistance est totale.

Avant d’écrire ces lignes, je m’entretenais avec Madga Dymyd, 23 ans, dont le frère Artium, 27 ans, a été pulvérisé par un obus avec ses deux compagnons. Le discours de cette jeune étudiante en histoire de l’art est contenu. Il n’y a plus de larmes. La mort de son frère l’a rendue plus forte. « Comment voulez-vous qu’on arrête ? Après tant de sang, tant de morts, il faut aller jusqu’au bout, on n’a pas le choix si ce n’est que pour eux. »

Depuis le décès d’Artium, elle est incapable de parler russe, elle qui s’exprimait pourtant couramment dans la langue de l’envahisseur. « Les mots ne sortent simplement plus », dit-elle. Sa copine Vlada, sur la ligne, acquiesce. À chaque fois qu’elle entend une chanson ou une mélodie russe, elle se bouche les oreilles. La rupture avec le voisin russe, naguère frère soviétique, est irrémédiable.

Par cette guerre qu’il a lancée, Vladimir Poutine aura simplement accéléré ce qu’il disait vouloir empêcher : l’entrée de l’Ukraine dans l’Europe par la grande porte et dans l’OTAN au vu et au su de tous, sans compromis. Tout ceci, en plus d’ouvrir le pays à tous les marchands de canons de la planète qui transforment le territoire ukrainien en vaste terrain d’essai. Et la guerre continue, guerre de titans, guerre gelée. Et on attend les offensives d’un côté comme de l’autre pour briser ce qui apparaît comme un match nul.

À ce stade, avec les visages de tous ces morts qui frappent la conscience ukrainienne, avec l’accumulation des atrocités, une paix négociée semble plus lointaine que jamais. Quoi qu’il arrive, les hommes de Poutine ne réussiront pas à pacifier ce pays. Tous ces destins fauchés qui s’accumulent, doivent trouver un sens. Les Ukrainiens sont condamnés à la victoire.

1. Consultez le site Unissued diplomas (en anglais)