J’ai toujours aimé mon travail. Il me définit en grande partie. J’y ai rencontré mes amis, mes amours, m’y suis épanouie, je ne vois pas le jour où je le quitterai. Je regarde donc avec un certain effarement les soubresauts qui agitent le monde du travail par les temps qui courent.

Car la notion de travail passe un mauvais quart d’heure, et pas qu’ici. Vous avez vu, jeudi dernier, les images des manifestations qui ont réuni deux millions de Français contre la hausse de l’âge de la retraite de 62 à 64 ans ? Même si la prolongation de la durée de vie de travail est nécessaire pour assurer l’avenir des futures générations, les Français sont braqués de façon épidermique. Déjà que 62 ans, pour eux, c’est limite… Et encore davantage si s’y ajoute la notion de pénibilité, qui caractérise selon eux une grande partie des jobs.

On peut les trouver râleurs, n’empêche que cette détestation très largement partagée dans l’Hexagone de la vie de travail suscite de réels questionnements. Il y a là matière à réflexion approfondie sur la place de la valeur du travail.

Depuis quelques années, la nature même du travail est bouleversée et bousille nos repères traditionnels. La pandémie aura agi comme un catalyseur. Le travail a vu ses codes ébranlés. Plusieurs phénomènes, mis ensemble, nous hurlent que ça ne tourne pas rond dans le monde du travail. Et pas que du point de vue économique, mais aussi moral et sociétal.

Il y a le travail des très jeunes, abonnés aux accidents de travail, aux études handicapées à moyen terme, avec des choix qui n’en sont pas ; c’est plutôt chez les moins nantis que les enfants travaillent 25 heures à 12 ans.

Il y a le travail des séniors, de plus en plus nécessaire, tant pour eux pour joindre les deux bouts que pour les entreprises qui les emploient, mais encore mal favorisé par la fiscalité.

Il y a le TSO, le temps supplémentaire obligatoire des infirmières, un système littéralement basé sur l’épuisement physique et mental des travailleurs, sur lequel repose le fonctionnement du système hospitalier, au péril des patients et des travailleurs eux-mêmes.

Il y a le travail que nous ne voulons plus faire, que nous « délocalisons » de l’intérieur en le dompant aux immigrants en situation précaire : préposés aux bénéficiaires, travailleurs agricoles, personnel d’entretien, travailleurs dans des usines glauques, jobs éreintantes et invisibles. Une véritable filière de travailleurs peu coûteux et essentiels qui nous met face à nos contradictions : nous nous méfions de l’immigration massive, du chemin Roxham, mais sommes tellement contents que le système roule, que les fraises se cueillent, que les planchers soient propres, que les bains soient donnés aux vieux dans les RPA…

Il y a les nouvelles générations qui redéfinissent les termes du travail, qui n’en acceptent plus les contours traditionnels, qui ne le veulent plus au centre de leur vie, et qui ne s’attachent plus à une job ni à un employeur.

Il y a le télétravail, qui ira jusqu’à modifier physiquement le cœur des villes, qui bonifie la qualité de vie de ceux qui en profitent, mais qui détricote les liens réels essentiels en emploi, et qui met à mal la culture des entreprises.

Il y a les travailleurs manquants, disparus, et ce, dans tous les domaines de la vie économique, des serveurs aux fonctionnaires, des professeurs aux pilotes d’avion. On vient à peine de commencer à mesurer l’impact et les causes de ces désistements en série. Démographiques, générationnelles, philosophiques ; les raisons s’avèrent complexes et nombreuses. Il y a ceux qui ghostent leur boulot du jour au lendemain, celles qui pratiquent le quiet quitting, s’investissant au très strict minimum dans leur travail, tous ceux qui disent « f… you, le travail ! »

Le travail est remis en question par des groupes de plus en plus nombreux dans la société, à raison d’ailleurs. Il a pourtant quelques qualités… Il est par exemple ce qui a donné des ailes aux femmes de générations précédentes, leur a ouvert les portes de l’indépendance économique. C’est un tremplin pour la société d’accueil de plusieurs immigrants, un milieu favorable à l’épanouissement. Le travail est même une histoire de passion pour bien des gens, eh oui !

Mais le travail a aujourd’hui mauvaise presse. Il est le canari dans la mine, qui nous avertit que quelque chose se transforme à vue d’œil dans notre société. Je ne sais pas si le président français Emmanuel Macron remportera son pari de repousser l’âge de la retraite, mais il se joue là quelque chose de pas mal plus profond que du folklore de Français râleurs. Il s’agit de notre rapport global et futur au travail.

Il faut « travailler là-dessus », dirait Justin…