(Odessa, Ukraine) Au moment où j’écris ces lignes, Odessa, la somptueuse ville portuaire, plonge dans le noir pour une autre soirée. Depuis les dernières frappes russes sur les infrastructures, l’électricité chancelle. Elle revient à coup de deux heures pour disparaître ensuite, on ignore pour combien de temps. L’approvisionnement en eau a été rabouté, mais certains immeubles n’en ont pas encore.

Malgré tout, Violetta Diduk, ma guide, arrive à l’hôtel tirée à quatre épingles, les ongles d’un rose impeccable, le petit foulard en soie bleu et jaune aux couleurs de l’Ukraine et le rouge à lèvres assorti à son manteau fuchsia. Je lui fais part de mon admiration pour sa résilience, pour sa volonté d’être belle. Elle pousse un soupir et crache le morceau : « Je n’en peux plus qu’on nous félicite ! Bien sûr qu’on est déterminés, bien sûr que nous ne nous soumettrons pas. Bien sûr ! Mais ce n’est pas de l’admiration qu’on a besoin ! Ce sont des armes pour frapper les Russes chez eux, pour mettre un point final à cette guerre qui ne va nulle part ! »

Cette guerre qui ne va nulle part ? Je suis ici depuis 10 jours et j’ai le même sentiment. À quoi riment ces attaques de missiles que l’armée ukrainienne pulvérise en grande majorité, ces attaques qui font mal d’abord aux plus vulnérables ? Qui Vladimir Poutine cible-t-il vraiment ? Babouchka Tania ?

Pendant que l’Europe, les États-Unis et le Canada se réunissent sous l’initiative de la France pour parler de reconstruction, Violeta implore l’Ouest de donner à son pays tout ce qu’il faut pour mettre un terme à cette guerre qui ne va nulle part. Combien de morts ? Plus d’une centaine de milliers ? Et les blessés ? Et les réfugiés ? Et les traumatisés ?

Parce qu’en plus de ces frappes surréalistes, il y a la guerre dans l’est et dans le sud du pays qui piétine et qui fait des dommages humains aussi. Justement, quelques heures plus tôt, je rencontrais deux déplacées de Kherson, une ville martyre. Olga Pavelko, 72 ans, et Ludmilla Rudenko, 53 ans, chacune leur tour, m’ont décrit les scènes d’horreur qu’elles venaient de vivre ; des cadavres qui jonchaient les rues, des pluies d’obus, des maisons calcinées.

Les Russes, chassés de la ville par une incroyable offensive de l’armée ukrainienne, pulvérisent tout comme un cri de rage, bafouant toutes les conventions guerrières, ciblant des civils, en espérant qu’on l’abandonne sous la pression comme on l’a fait à Marioupol au printemps dernier. Mais il n’en est rien. Encore une fois, ça ne va nulle part.

Volodymyr Omelyan, ex-ministre des Infrastructures de l’Ukraine et aujourd’hui soldat, revient de quatre semaines sur le front à Kherson. Il m’explique : « Les Russes ne raisonnent pas comme nous. Chez eux, l’individu ne compte pas. Nos hommes doivent faire face à des vagues de soldats mal entraînés, qu’on abat systématiquement. Les corps s’empilent (un autre désastre humanitaire) comme des immondices. Et ça use. Puis, il y a l’artillerie qui pilonne inlassablement. » Même scénario sur le front de l’est, autour d’une ville qui s’appelle Bakhmout, dont les images sur les médias sociaux rappellent les batailles de tranchées de la Première Guerre mondiale. Là aussi, ça ne va nulle part.

  • Violeta Diduk, guide à Odessa

    PHOTO FOURNIE PAR PAULE ROBITAILLE

    Violeta Diduk, guide à Odessa

  • L’ex-ministre des Infrastructures de l’Ukraine devenu capitaine dans l’armée ukrainienne, Volodymyre Omelyan, en compagnie de l’homme d’affaires canadien d’origine ukrainienne Daniel Bilak, maintenant membre des forces de défense territoriale

    PHOTO FOURNIE PAR PAULE ROBITAILLE

    L’ex-ministre des Infrastructures de l’Ukraine devenu capitaine dans l’armée ukrainienne, Volodymyre Omelyan, en compagnie de l’homme d’affaires canadien d’origine ukrainienne Daniel Bilak, maintenant membre des forces de défense territoriale

  • Natalya prend le thé à la chandelle dans un restaurant d’Odessa.

    PHOTO FOURNIE PAR PAULE ROBITAILLE

    Natalya prend le thé à la chandelle dans un restaurant d’Odessa.

  • « A country with balls ». Une vendeuse éclaire un t-shirt dans un magasin d’Odessa. Le magasin est ouvert malgré les coupures de courant.

    PHOTO FOURNIE PAR PAULE ROBITAILLE

    « A country with balls ». Une vendeuse éclaire un t-shirt dans un magasin d’Odessa. Le magasin est ouvert malgré les coupures de courant.

  • Ludmilla Rudenko et sa mère, déplacées de Kherson à Odessa

    PHOTO FOURNIE PAR PAULE ROBITAILLE

    Ludmilla Rudenko et sa mère, déplacées de Kherson à Odessa

  • Un immeuble à Odessa

    PHOTO FOURNIE PAR PAULE ROBITAILLE

    Un immeuble à Odessa

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« Les Russes veulent nous avoir à l’usure, me raconte l’ex-ministre devenu capitaine. Ils souhaitent qu’on flanche et qu’ils passent ainsi le rouleau compresseur. » Mais l’Ukraine ne flanche pas et la guerre perdure. Ainsi, à Odessa, s’ajoutent déjà aux 100 000 déplacés, chaque jour, des gens de Kherson et du Donbass.

Et malgré cet affreux gâchis humanitaire (et je n’ai pas parlé de toutes ces victimes de torture), la Russie demeure sur les talons, incapable de reprendre les territoires perdus lors de retraites humiliantes à la suite des contre-offensives ukrainiennes de l’automne. Pour Vladimir Poutine, la défaite entraîne une descente aux enfers. Il a tout avantage à faire durer le combat… même si ça ne va nulle part.

« L’Ouest doit arrêter d’avoir peur d’une escalade », me répète Daniel Bilak, un ami et homme d’affaires canadien converti lui aussi en militaire œuvrant pour la défense territoriale. En effet, il y a ici un sentiment répandu parmi les responsables et les civils, qu’à moins d’une escalade nucléaire (qu’on ne croit plus possible parce que la Russie n’y gagnerait rien), les armées de Vladimir Poutine ne peuvent pas faire plus contre l’Ukraine en représailles qu’elles ne le font déjà. La Russie serait donc déjà au bout de ses capacités.

L’Ukraine passe donc en deuxième vitesse. Elle n’attend plus le feu vert de l’Ouest. Depuis une semaine, avec ses propres drones, elle fait exploser des entrepôts de munitions, des ponts ferroviaires, des dépôts de carburant et des bases militaires à l’intérieur de la Russie et des régions d’Ukraine occupées par la Russie.

« On ne peut pas regarder les bras croisés nos infrastructures se faire démolir ! », me dit Violetta, petit bout de femme qui n’a rien d’une va-t-en-guerre. Elle a raison.

Il ne s’agit pas, comme certains le prétendent, d’une escalade, mais d’une mesure politique et militaire nécessaire pour que l’Ukraine limite le préjudice humanitaire des attaques brutales de drones et de missiles de la Russie sur les infrastructures de leur pays et sur leur population. Mais pour réussir, l’armée ukrainienne ne peut y arriver avec son seul arsenal, elle a besoin des armes américaines et européennes.

Je raconte à Violetta que l’ex-ministre des Infrastructures devenu soldat prévoit une victoire l’été prochain et des vacances sur les plages de Crimée. Un grand sourire se dessine sur ses lèvres fuchsia. Elle veut y croire. « Vous arrêterez à Odessa, j’espère. Vous verrez, l’Opéra sera illuminé ! C’est tellement beau ! Et on parlera d’autres choses que de la résilience. »