L’ancienne journaliste et députée Paule Robitaille parcourt l’Europe depuis quelques semaines afin de rendre compte des impacts concrets de l’invasion russe en Ukraine.

(Irpin, Ukraine) Dans un quartier d’Irpin, une vieille dame surgit d’un immeuble ravagé entre deux carcasses de voitures calcinées. Il fait froid, humide et le sol est recouvert d’une mince couche de neige. Elle avance à petits pas en pantoufles de feutre s’appuyant sur un bâton et tenant dans l’autre main un petit sac rempli de pelures de pommes de terre qu’elle dépose avec difficulté dans un conteneur qui sert de poubelle. Emmitouflée dans un châle turquoise, elle porte une veste d’usine grise épaisse qui cache un pyjama de la même couleur que son foulard.

Babouchka Tania esquisse un sourire à la vue de l’étrangère qui vient briser son quotidien. Mais la joie tourne rapidement à la tristesse lorsqu’on lui demande comment elle va. Incapable de dire quoi que ce soit, elle essuie ses larmes du revers de la main. Elle nous fait entrer chez elle. Une quarantaine de personnes vivent dans cet immeuble désaffecté marqué par les éclats d’obus à l’extérieur comme à l’intérieur.

  • Tatiana Kashouba (babouchka Tania, pour les intimes)

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    Tatiana Kashouba (babouchka Tania, pour les intimes)

  • Une quarantaine de personnes vivent dans cet immeuble désaffecté marqué par les éclats d’obus à l’extérieur comme à l’intérieur.

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    Une quarantaine de personnes vivent dans cet immeuble désaffecté marqué par les éclats d’obus à l’extérieur comme à l’intérieur.

  • La minuscule cuisinière électrique de babouchka Tania

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    La minuscule cuisinière électrique de babouchka Tania

  • Graffiti à la Banksy sur un immeuble d’Irpin

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    Graffiti à la Banksy sur un immeuble d’Irpin

  • La vue chez babouchka Tania

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    La vue chez babouchka Tania

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Du balcon de babouchka Tania au deuxième étage, on voit les vestiges de batailles farouches ; immeubles noircis par les flammes et trous béants dans les façades. En février et en mars, le quartier était la ligne de front entre soldats russes et ukrainiens. Tatiana Kashouba (babouchka Tania, pour les intimes) a vu les tirs d’artillerie. Il n’y avait ni électricité ni eau ni chauffage. Elle décrit l’entraide des résidants de l’immeuble qui s’échangeaient le peu de nourriture qu’ils avaient. Mais les combats s’intensifiaient. Un résidant avait été tué dans la cour. Il a fallu évacuer le 17 mars.

En mai, Mme Kashouba a retrouvé ses voisins. Le quartier, transformé en champ de ruines, était à reconstruire, mais son immeuble tenait toujours.

Les conduits du gaz qui servaient à chauffer l’immeuble et à cuisiner s’étaient sectionnés, mais on pouvait toujours y vivre. La municipalité voulait pourtant le détruire. Mais elle et les autres résidants s’y sont opposés. Ils ont même envoyé une lettre au président Zelenski. Ils ont eu gain de cause.

Pourquoi rester ici ? « Pour aller où ? On nous offre des abris temporaires, mais qu’est-ce qui va arriver après ? Ici, on est chez nous », m’explique la voisine d’en haut. Depuis, une organisation autrichienne a remplacé les fenêtres. L’électricité, rebranchée en septembre, est redevenue intermittente depuis que la Russie a commencé à détruire les infrastructures du pays. Il y a environ de quatre à six heures d’électricité par jour.

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Alexandre Derbigov vit sans électricité chez lui.

Alexander Derbigov, au 8e étage, lui, n’a même pas d’électricité et donc pas de chaleur. Ce machiniste qui gagne 350 $ par mois n’a pas les moyens de s’acheter une génératrice. Il passe donc ses journées à l’usine, qui elle en a une. La nuit, il se glisse sous trois couvertures et… « ça va ! »

— Vous êtes brave, Alexander !

— Non, ce sont nos gars au front qui sont braves !

La pension de Mme Kashouba, elle, n’est pas suffisante pour se nourrir. L’aide humanitaire qui passe de façon irrégulière pourrait être plus généreuse. Elle compte sur ses conserves de cornichons et de tomates qui traînent dans le salon. Des assiettes et des chaudrons s’empilent dans la cuisine. Il y a un plat de purée de pommes de terre qui vient d’être préparée sur le comptoir. Une minuscule cuisinière électrique trône sur l’ancienne au gaz.

Au beau milieu de ce paysage de guerre mondiale, Tatiana Kashouba m’explique qu’elle est née en 1937 à Kyiv. Son père est mort au combat pour l’Union soviétique en 1942.

À la fin de la guerre, elle devait avoir 6 ou 7 ans, elle se souvient d’avoir été capturée avec sa mère par des collaborateurs nazis. Un bataillon de l’armée soviétique les avait héroïquement délivrées. Aujourd’hui, l’armée postsoviétique de Vladimir Poutine tente de la tuer. Elle secoue la tête en signe d’incompréhension. « Pourquoi cette guerre ? Chaque matin, j’écoute la radio en espérant qu’on nous en annonce la fin. » Et elle éclate en sanglots. Elle m’explique qu’elle craint une attaque par le nord via la Biélorussie cet hiver. Tout le monde en parle. On n’est qu’à quelques heures de la frontière.

La vie n’a jamais fait de cadeau à babouchka Tania. Elle a commencé à travailler à 12 ans. Elle a eu le premier de ses trois enfants à 17 ans ; il est mort d’un anévrisme à 31 ans. Sa fille, employée à la centrale nucléaire de Tchernobyl, victime de l’accident de 1986, est invalide. Mais lorsqu’elle parle des années soviétiques, ses yeux brillent. On lui avait donné ce grand appartement de trois pièces. Elle a reçu des médailles de courage de l’État pour son travail acharné à l’usine de briques d’Irpin. « Avant, Russes et Ukrainiens travaillaient ensemble. Maintenant, nous sommes ennemis. » Et même si les Allemands ont tué son père et presque emporté sa mère, elle soutient que les soldats russes sont bien pires.

Le visage de Mme Kashouba se détend enfin lorsqu’elle parle de ses sept arrière-petits-enfants, dont celui de 21 ans qui est maintenant au front avec les forces ukrainiennes.

À Kherson, à Kharkiv, à Mikolaïev, partout dans ce pays, il y a des millions de babouchkas Tania privées de chauffage, d’électricité ou d’eau alors que les températures pourraient descendre au-dessous de -20 degrés. Pour Vladimir Poutine, l’hiver est une arme de guerre.

« Mais Tania, pourquoi ne déménagez-vous pas chez un des vôtres ? » Elle hoche la tête et fait signe que non. Elle restera ici. Dans ce coin du monde, Tania n’est pas l’exception. Elle est simplement un de ces destins rudes d’une histoire démesurée de tragédies humaines, victimes de despotes fascistes, totalitaires ou ultranationalistes qui se légitiment en disant défendre le peuple, mais pour qui l’humain, l’individu, ne compte pour rien. Et ça continue.