Je me souviens d’une époque pas si lointaine — les années 1990 — où les démocraties occidentales étaient persuadées que le modèle qu’elles incarnaient se répandrait au monde entier. Le mur de Berlin venait de tomber, les pays du bloc soviétique tournaient le dos au communisme et à la dictature, partout la démocratie et le libre marché semblaient fleurir, y compris en Russie, où Bill Clinton rendait fréquemment visite à son ami Boris Eltsine.

Le « monde libre », comme on l’appelait alors, se trouvait à son zénith et son avancée paraissait irrésistible. Au point où plusieurs croyaient que l’ère des grands affrontements idéologiques entre des modèles concurrents était révolue, que nous étions arrivés à « la fin de l’Histoire », suivant la célèbre formule de l’économiste Francis Fukuyama.

Je me souviens de Jean Chrétien, au tournant des années 2000, joggant sur la muraille de Chine et se lançant dans une partie de basketball improvisée avec des jeunes Chinois sous le regard des journalistes.

En ce temps-là, les pays occidentaux se livraient à une véritable entreprise de séduction. Si l’empire soviétique avait fini par céder, il n’y avait aucune raison de penser que la Chine communiste n’en fasse pas autant.

L’argument invoqué était le suivant : il suffisait d’intensifier les échanges commerciaux avec la Chine, d’intégrer son économie à celle du reste du monde, pour que le pays s’ouvre enfin à la démocratie. Dans un discours prononcé au Caire en 2009, Barack Obama étendait l’invitation aux pays musulmans : « Il ne s’agit pas simplement d’idéaux américains, il s’agit des droits de la personne et c’est pourquoi nous les encouragerons dans le monde entier.⁠1 » L’année suivante, les révolutions du Printemps arabe semblaient lui donner raison. De la Tunisie au Yémen, en passant par la Syrie, la Libye et l’Égypte, les peuples se réveillaient et exigeaient qu’on les entende.

Or, il faut maintenant reconnaître que nous nous sommes trompés. Non seulement le modèle de la démocratie libérale ne s’est pas répandu au reste du monde, mais il est aujourd’hui en recul. Sous Vladimir Poutine, la Russie a renoué avec l’autoritarisme et s’est lancée en Ukraine dans une guerre d’usure avec l’Occident. Les pays arabes qui avaient fait la révolution sont revenus à la dictature. Les monarchies pétrolières, parfaitement rétrogrades en matière de droits et libertés, sont devenues les alliées de l’Occident, attirant des évènements d’envergure en échange de capitaux (la Coupe du monde au Qatar, la F1 en Arabie saoudite, aux Émirats arabes unis, à Bahreïn). La Chine s’est imposée comme un acteur mondial incontournable sans rien céder sur le plan des libertés et de la démocratie. C’est même tout le contraire : la nomination récente du président Xi Jinping pour un troisième mandat, avec la possibilité d’un renouvellement à vie, confirme l’emprise de l’homme sur les rouages de l’État et laisse présager le pire.

La tentation autoritaire n’est pas seulement un problème extérieur : elle resurgit au sein même des démocraties libérales, comme un mauvais rêve qui revient les hanter. De la Hongrie à l’Italie en passant par le Brésil et les États-Unis, des leaders populistes obtiennent l’appui de la population en prétendant retrouver la fierté perdue. Ces « hommes forts » cultivent le ressentiment envers l’élite (et les médias), tout en cachant le fait qu’ils sont eux-mêmes issus de cette élite et aspirent à la servir. Et il se trouve que les grands acteurs économiques s’accommodent très bien de cette évolution.

Quand les géants comme Apple, Tesla, Microsoft ou Volkswagen, investissent en Chine, ils donnent l’impression que la démocratie et les libertés comptent finalement assez peu, que seule la bonne marche de leurs affaires les intéresse.

Il y a deux semaines, Klaus Schwab, président du Forum économique mondial, qui rassemble plus de 3000 grandes multinationales du monde, s’exprimait ainsi à la télévision chinoise : « Je pense que la Chine est un modèle pour plusieurs pays. […] Nous devons laisser chaque pays choisir le système qu’il veut adopter. Je pense que nous devons être très prudents dans l’imposition d’un système. Mais le modèle chinois est assurément très attrayant pour plusieurs pays.⁠2 » Schwab n’a pas précisé quels aspects du modèle chinois étaient attrayants, ni pour quels pays. Mais de telles remarques mènent à penser que certains acteurs économiques ont plus d’affinités avec des dirigeants autoritaires qu’avec des leaders démocratiquement élus. N’assiste-t-on pas, au sein même des grandes entreprises, à une montée sans précédent des inégalités, aussi bien entre les patrons et les employés qu’entre les hauts dirigeants et les actionnaires, qui voient une partie toujours plus grande des profits leur échapper pour être versée en bonis et salaires ? D’ailleurs, rien ne semble aujourd’hui plus étranger à la démocratie qu’une assemblée d’actionnaires : il faut voter « pour » ou bien s’abstenir, et se taire.

Nous avions cru que les démocraties libérales serviraient de modèles aux régimes autoritaires. Peut-être faut-il désormais envisager la possibilité contraire. L’Histoire a fait faux bond, et un nouveau chapitre vient de commencer.

1. Lisez le discours de Barack Obama au Caire 2. Regardez un entretien avec le fondateur et président du Forum économique mondial (en anglais) Lisez « La moitié des démocraties dans le monde sont en déclin, selon un nouveau rapport »