(Granby) L’explosion de l’itinérance crée des flammèches à Granby, une ville à l’avant-garde de la tolérance envers les campements de sans-abri.

« Il y a des jeunes de Granby qui viennent ici en chars montés et qui nous pitchent des cocktails Molotov », lance George Jr. Caravias Sergakis. Derrière lui, un campement de sans-abri presque abandonné, situé à l’arrière du cimetière Cowie, près du centre-ville.

Sur place, il ne reste qu’une tente, des tas de vêtements et autres objets hétéroclites. Au milieu du fouillis, des plants de citrouilles, vestige d’un jardin entrepris au début de l’été. En contrebas, près de la rivière Yamaska, trois autres tentes sont visibles.

Cet endroit a été identifié au printemps dernier par la Ville de Granby comme une « zone de tolérance » pour les personnes en situation d’itinérance. Elles ont le droit d’y installer une tente et d’y apporter un vélo. La municipalité a placé deux toilettes chimiques, des poubelles et des bacs de récupération de seringues.

Des policiers, travailleurs de rue et intervenants sociaux patrouillent aussi les lieux.

Mais tout ne s’est pas passé comme prévu. « Il y a des ouï-dire », confirme Cédrick Beauregard, attaché politique à la mairie de Granby. « Les personnes qui vivaient au cimetière Cowie ont parlé à la police d’intimidation, de jeunes qui venaient. Mais il n’y a pas eu de plainte officielle ou de description de voitures [par exemple]. »

De telles réactions au campement de sans-abri n’étonnent « malheureusement pas » Isabelle Plante, intervenante clinique depuis 13 ans pour l’Auberge sous mon toit, un organisme local.

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Isabelle Plante, intervenante clinique pour l’Auberge sous mon toit

Ces campements-là ont quelque chose d’extraordinaire, parce qu’ils offrent des toilettes et une certaine sécurité [aux personnes qui y vivent].

Isabelle Plante, intervenante clinique pour l’Auberge sous mon toit

« Mais pour monsieur et madame Tout-le-Monde, ce qu’ils voient confirme leurs préjugés », ajoute Mme Plante. « Que les itinérants consomment [des drogues], qu’ils font des feux même s’ils n’ont pas le droit, qu’ils sont parfois tout croche, parce que ce sont des gens qui ont des difficultés », énumère-t-elle.

Plier bagage

Après les plaintes, des blocs de béton ont été installés pour empêcher les voitures d’entrer dans le campement. Une clôture à moitié démantelée était aussi en place au passage de La Presse.

Pour M. Sergakis, c’était de trop. « Si on nous attaquait, on ne pourrait même pas sortir », déclare-t-il.

Des problèmes de cohabitation entre personnes itinérantes ont aussi émergé, ont indiqué plusieurs personnes à La Presse. La majorité des sans-abri ont plié bagage et installé un nouveau campement à un kilomètre de là, dans le parc Fisher. Fin août, une vingtaine de tentes et autres structures abritant environ 30 personnes se trouvaient sur place, à l’arrière de l’organisme SOS Dépannage.

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George Jr. Caravias Sergakis, dans son campement du parc Fisher, à l’arrière de l’organisme SOS Dépannage

Depuis la pandémie, l’itinérance visible a explosé à Granby, ville de plus de 70 000 habitants située à 75 kilomètres de Montréal. Le taux d’inoccupation y est aussi extrêmement bas : 0,4 % cette année, selon la mairesse, alors que le point d’équilibre se situe à 3 %.

À l’été 2022, Granby est devenue la première ville au Québec ayant développé une approche de tolérance à l’égard des campements.

« L’objectif avec les lieux de tolérance, c’est que les gens sont stables et pendant ce temps-là, on est capable de faire des interventions, explique en entrevue la mairesse Julie Bourdon. On n’est pas toujours en train de démanteler les choses, et [les personnes itinérantes] sont peut-être plus ouvertes à aller vers les services. »

De plus en plus visible

Le nombre de plus en plus grand de sans-abri et autres personnes vulnérables errant dans les rues du centre-ville inquiète toutefois la population, reconnaît la mairesse.

C’est un constat que partage l’intervenante Isabelle Plante. « Un jeudi soir, je suis allée souper au centre-ville avec une copine qui ne connaît pas ça [l’itinérance]. On est allées faire une marche et elle n’était pas à l’aise avec les gens sur le trottoir. On a changé de bord de rue, mais ce n’était pas mieux. On est parties », illustre-t-elle.

En raison de la proximité des services et des logements plus abordables, le centre-ville de Granby est devenu un lieu de rassemblement. Au marché public, les gens s’installent pour recharger leur téléphone cellulaire. Et à la place Jean-Lapierre, jusqu’à 20 personnes peuvent se retrouver les soirs d’été.

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Au centre de la place Jean-Lapierre : Kevin Barde-Fontaine, Marcel Mouse, Claude et Kenny Robert

« Le bon mot, ici, c’est précarité », lance Kevin Barde-Fontaine, installé sur une chaise Adirondack de ce parc. Autour de lui, certains vivent en campement, d’autres, chez leurs parents. Lui-même dort sous la table, dans le 1 ½ de son père, affirme-t-il.

Pendant la pandémie, j’ai perdu ma job, mon logement et mes enfants. Et c’est dans la rue que j’ai rencontré le plus de gentillesse.

Kevin Barde-Fontaine

Pour rassurer sa population, la Ville a ajouté des patrouilles de policiers à pied au centre-ville.

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Des policiers, place Jean-Lapierre, dans le centre-ville de Granby

« Ça fait toute la différence », estime Carol-Anne Saumure, gérante du dépanneur S en Ciel, situé en face de la place Jean-Lapierre.

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Carol-Anne Saumure, gérante du dépanneur S en Ciel

Elle observe aussi une hausse marquée de l’itinérance dans le secteur : « Les gens sont sur la drogue, sur la boisson. Et beaucoup se sont fait mettre dehors de leurs logements, donc c’est encore pire. »

Mais, ajoute-t-elle, les ressources du quartier – police, travailleurs de rue, organismes communautaires – sont là pour soutenir les commerçants.

« La pire épreuve »

Dans le campement du parc Fisher, l’ambiance est à l’opposé de celle du cimetière Cowie. Au passage de La Presse, les lieux sont entretenus avec soin. L’ambiance est tranquille. Entre les campements, plus ou moins élaborés, des vêtements sèchent sur des cordes à linge.

  • Campement au parc Fisher

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    Campement au parc Fisher

  • Campement au parc Fisher

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    Campement au parc Fisher

  • Campement au parc Fisher

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    Campement au parc Fisher

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« Les policiers m’ont dit qu’ici serait le lieu le plus sécuritaire pour moi », nous explique Maria, qui n’a pas voulu donner son nom de famille. Sous l’auvent de sa petite tente, un tapis, et une statuette de Bouddha.

« Les gens ont tendance à juger trop vite les itinérants », souligne-t-elle. « Moi, j’avais une vie tranquille, je n’ai jamais été dans la rue avant. C’est la pire épreuve que j’ai vécue de ma vie », ajoute-t-elle, un sanglot dans la voix.

En même temps, elle découvre tout un monde, ajoute Maria. « La fin de semaine, tout le monde ici fait le ménage. Oui, les gens se droguent, ils volent. Mais si une personne a une tranche de pain, elle va la séparer en huit. La solidarité est incroyable », témoigne-t-elle.

À la sortie du parc Fisher, La Presse croise une citoyenne, qui souhaitait s’exprimer sans être nommée. « Je n’ai aucune sympathie pour les drogués, soutient-elle. La vie, c’est dur. Moi, je l’ai gagnée. De voir ça, ça me choque ! »

Au fil de ce reportage, les personnes itinérantes et ceux qui leur viennent en aide nous ont parlé de ce qui pourrait alléger leur quotidien :

  • Des prises électriques pour recharger les appareils électroniques
  • Des endroits sécuritaires où cuisiner
  • L’accès à de l’eau potable
  • L’accès à des services de santé et psychologiques
  • Une adresse pour pouvoir accéder aux services municipaux (ex. : bibliothèque)