À Montréal, au moins 10 femmes par semaine sont étranglées dans un contexte de violence conjugale.

L’an dernier, 551 dossiers liés à cette réalité ont été autorisés par le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP).

Ce n’est que « la pointe de l’iceberg », selon la commandante Anouk St-Onge, cheffe de la section spécialisée en violence conjugale du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), alors que son corps policier a enregistré 6520 évènements liés à de la violence conjugale en 2023.

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La commandante Anouk St-Onge

Cette infraction est « minimisée et sous-dénoncée », insiste-t-elle. Un projet-pilote lancé aujourd’hui vise à changer la donne et sauver des vies.

Car une personne vivant avec un partenaire violent est 7,5 fois plus susceptible d’être tuée par son partenaire si elle a été étranglée par ce dernier dans le passé, selon une étude américaine datant de 2008. Cela en fait l’un des meilleurs prédicteurs d’homicide ou de féminicide… à condition d’être en mesure d’en reconnaître les signes. Le problème, c’est que cette réalité est « largement méconnue » des policiers, mais aussi des juges et des avocats, alerte la policière.

Des mythes tenaces

La commandante St-Onge a pris la pleine mesure de cette méconnaissance en s’inscrivant, il y a trois ans, à un atelier sur les étranglements en contexte de violence conjugale « par curiosité », lors d’un congrès aux États-Unis. Elle en est sortie stupéfaite.

« Je me suis rendu compte que ce que je croyais connaître, c’était des mythes », lâche la policière.

Parmi ces mythes : celui voulant que l’étranglement laisse des marques, alors qu’il ne laisse souvent aucune blessure visible.

Ou encore celui voulant que la victime se rappellera nécessairement avoir été étranglée.

La commandante St-Onge s’est alors sentie investie d’une mission de corriger cette lacune dans la formation des policiers d’ici. D’autant qu’à la même période, le Québec était secoué par une vague de féminicides.

D’emblée, la commandante nous soumet à un petit jeu-questionnaire :

« Si la victime est en train de se faire étrangler, est-elle en mesure de crier ? »

Lorsque la pression est exercée sur le côté du cou, la circulation sanguine sera affectée, mais la personne sera en mesure de respirer et de parler, explique la commandante. Cette pression est aussi dangereuse que les autres formes d’étranglement et peut causer une perte de conscience en quelques secondes.

« Saviez-vous que la victime peut avoir l’air intoxiquée alors que sa désinhibition est causée par l’étranglement ? », poursuit la policière. Cela explique qu’un patrouilleur peut croire – à tort – que la victime est soûle ou droguée. Et cela explique aussi pourquoi il pourrait être difficile pour cette dernière de raconter son agression.

Autre mythe : « la force nécessaire pour causer une occlusion des voies respiratoires ou des vaisseaux sanguins doit être grande », enchaîne-t-elle.

Une pression de seulement 11 psi est nécessaire pour causer une occlusion de l’artère carotide, explique la commandante. En comparaison, 20 psi sont nécessaires pour ouvrir une cannette de boisson gazeuse et 80 psi représentent la pression d’une poignée de main.

« Et saviez-vous que la personne victime d’un étranglement n’aura souvent aucun symptôme apparent alors que sa vie peut être en danger ? », enchaîne-t-elle en énumérant les risques accrus d’embolie pulmonaire, d’accident vasculaire cérébral, de caillots de sang, de lésions cérébrales – tous dus à un manque d’oxygène.

Une étude américaine démontre que seulement 3 % des victimes font l’objet d’une évaluation médicale après l’évènement. « On n’a pas de raisons de croire que c’est différent ici », si bien que des victimes sont peut-être décédées d’un AVC des mois après l’agression sans qu’on ne fasse de liens entre les deux, souligne la policière.

Une alliance SPVM-DPCP

Après sa première formation spécialisée, la commandante s’est mise à « tout lire » sur la question, à « rouvrir des tonnes de rapports de police » pour voir si, et surtout comment, les étranglements étaient rapportés, en plus d’aller suivre d’autres formations aux États-Unis.

Elle s’est aussi trouvé une importante alliée au DPCP : MMaya Ducasse-Hathi.

Résultat : le SPVM et le DPCP lancent aujourd’hui ce projet pilote qui sera déployé dans l’est de Montréal pour commencer, mais qui pourra éventuellement s’étendre à toute l’île.

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La commandante Anouk St-Onge et la procureure du DPCP, MMaya Ducasse-Hathi

Ainsi, une formation spécialisée sera offerte aux patrouilleurs et aux enquêteurs, de même qu’aux procureurs du DPCP et à certains organismes qui viennent en aide aux victimes de violence conjugale. Une pathologiste judiciaire leur détaillera les dangers des étranglements et les signes à ne pas négliger.

« Je n’aurais jamais pensé demander à une victime si elle a eu une fuite d’urine ou de selles, donne la commandante en guise d’exemple. Pourtant, c’est l’un des signes lorsqu’une pression obstrue la circulation sanguine. »

De plus, les policiers qui interviendront auprès de victimes leur remettront un petit dépliant – sans logo, au cas où le conjoint violent tomberait dessus – dans lequel les symptômes médicaux à surveiller sont listés. Ils vont aussi remplir un complément d’enquête à la déclaration de la victime pour mieux documenter l’évènement de strangulation et ainsi permettre aux procureurs de porter l’accusation qui reflète le mieux la gravité du geste posé.

Un intervenant du Centre d’aide aux victimes d’actes criminels se déplacera aussi pour rencontrer les victimes (qui y consentent). On les incitera à consulter un médecin.

Avant 2019, l’étranglement était majoritairement traité comme une infraction de voie de fait simple, explique MDucasse-Hathi, et donc pouvant être moins sévèrement puni. Le Code criminel a été mis à jour cette année-là pour introduire l’article de voies de fait par étouffement, suffocation ou étranglement. L’infraction est désormais passible d’un maximum de 10 ans de prison.

Le duo a participé à la récente enquête publique du coroner concernant les meurtres de Dahia Khellaf, âgée de 42 ans, et de ses fils Adam, 4 ans, et Aksil, 2 ans – survenus à Pointe-aux-Trembles en 2019. Les trois victimes ont été étranglées par Nabil Yssaad – le mari de Mme Khellaf – avant qu’il aille mettre fin à ses jours dans la région de Joliette en sautant de la fenêtre d’un hôpital.

L’enquête publique a révélé que l’homme avait déjà tenté d’étrangler sa femme dans le passé. La victime s’était confiée à un intervenant psychosocial, mais la police l’ignorait. Un douloureux rappel de l’importance d’agir pour mieux former tout le monde, estiment la commandante et la procureure.

En savoir plus
  • Au total, en 2023, le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) a enregistré 6520 évènements liés à la violence conjugale. Cela représente 23,5 % de l’ensemble des évènements de crimes contre la personne enregistrés sur le territoire durant l’année.
  • La répartition de la victimisation selon le genre demeure semblable aux années précédentes : 78,7 % des victimes de violence conjugale sont des femmes et 21,3 %, des hommes.
  • En 2023, 4,2 % des meurtres qui se sont produits à Montréal ont été commis dans un contexte de violence conjugale.