(Québec) Des dispositions du projet de loi pour protéger les élus laissent place à « l’arbitraire » et risquent de « criminaliser la participation démocratique », mettent en garde des centrales syndicales, la Ligue des droits et libertés et des spécialistes.

Ce qu’il faut savoir

Au début du mois d’avril, la ministre Andrée Laforest a déposé un projet de loi pour « protéger les élus » et « favoriser l’exercice sans entraves de leurs fonctions ».

Cette loi donnerait le pouvoir d’obtenir des injonctions contre des citoyens et de décerner des amendes pouvant atteindre 1500 $.

Dans une lettre, les quatre grandes centrales syndicales dénoncent ces pouvoirs « arbitraires » et déplorent qu’on vise les citoyens, « alors que la majorité des cas documentés de harcèlement sont le fait de collègues élus, surtout des opposants politiques ».

« Certaines dispositions du projet de loi pourraient avoir pour effet de criminaliser la participation démocratique des citoyennes et citoyens et de porter atteinte à leur liberté d’expression », déplorent la FTQ, la CSN, la CSQ et la CSD dans une lettre envoyée à la ministre des Affaires municipales, Andrée Laforest.

La ministre Laforest a déposé le projet de loi omnibus sur la protection des élus le 10 avril, dans un contexte où près de 10 % des élus municipaux ont quitté leurs fonctions depuis le scrutin de 2021. Son premier chapitre donne plus de pouvoir aux municipalités ou au directeur général des élections pour sévir contre les citoyens qui font du harcèlement.

Mais les centrales syndicales trouvent que la ministre va trop loin.

Elles ciblent les articles indiquant qu’un élu visé par des « propos ou des gestes qui entravent indûment l’exercice de ses fonctions ou portent atteinte à son droit à la vie privée » peut demander une injonction à la Cour supérieure, ainsi qu’un article permettant de donner une amende de 50 à 500 $ à une personne qui, « lors d’une séance de tout conseil d’un organisme municipal, cause du désordre de manière à troubler le déroulement de la séance ».

C’est, à notre avis, une formule beaucoup trop large, qui ouvre la porte à des dérives antidémocratiques et arbitraires.

Extrait de la lettre signée par les quatre centrales syndicales

Ces constats sont partagés par la Ligue des droits et libertés, qui demande carrément le retrait de l’entièreté des mesures pour protéger les élus contenues dans le projet de loi. Dans son mémoire, elle fait valoir que nous nous trouvons dans un « contexte de limitation des espaces de contestation sociale ». Elle cite trois exemples :

  • En novembre 2023, le bureau de François Legault a menacé un organisme qui lui a envoyé 10 courriels en copie conforme pour manifester son opposition à la réforme de la santé de Christian Dubé de « transmettre cette situation problématique à la Sûreté du Québec » puisque « le nombre excessivement élevé de courriels envoyés à notre adresse constitue du harcèlement ». L’attaché de presse de François Legault, Ewan Sauves, rétorque qu’il s’agit « d’une erreur ». « Ça n’aurait pas dû être le cas. Nous regrettons cette situation », a-t-il affirmé à La Presse.
  • À l’été 2023, des citoyens de Trois-Rivières protestent contre le projet d’agrandissement du parc industriel. Ils se lèvent en brandissant des petites affiches sur lesquelles on peut lire entre autres « Milieux humides, on vous a à l’œil ». Le maire suppléant a alors « suspendu rapidement la séance et appelé la police. Le reste de la séance s’est déroulé en présence de la police, les portes verrouillées », raconte la Ligue.
  • Puis, toujours à Trois-Rivières, la Ville a envoyé une mise en demeure à une citoyenne qui a qualifié d’incompétent un élu sur Facebook.

«  Effet inhibiteur »

En commission parlementaire, Lynda Khelil, porte-parole de la Ligue des droits et libertés, a échangé avec un député caquiste, Samuel Poulin, qui lui faisait valoir que ce n’est pas parce qu’elle ne se sentait pas menacée que les élus municipaux, eux, n’avaient pas ce ressenti.

« On n’est pas convaincu que notre message a été bien compris. Il y a un problème réel de harcèlement, d’intimidation et de menace envers les élus, on ne le nie pas. On n’est pas en train de dire que l’intention de la ministre est de brimer la liberté d’expression. Mais par son application, ça va être arbitraire et abusif », dit Mme Khelil. De son côté, le gouvernement a martelé que ces pouvoirs ne seraient utilisés qu’en cas d’abus.

Pierre Trudel, professeur à la faculté de droit de l’Université de Montréal, craint un « effet inhibiteur » de la participation citoyenne. Ce projet de loi pourrait permettre à un élu « de revendiquer de ne pas être dérangé dans l’exercice de ses fonctions ».

Être dérangé, ça fait partie de la joute politique, tant que ça ne vire pas au harcèlement.

Pierre Trudel, professeur à la faculté de droit de l’Université de Montréal

Dans le cas de la bonne tenue des séances des conseils municipaux, il fait valoir que les municipalités ont déjà l’autorité pour y maintenir l’ordre. « Et on vient leur ajouter un pouvoir spécial d’imposer une amende à quelqu’un qui sera accusé, et qui devra ensuite aller se défendre. C’est très excessif », dit-il.

Constitutionnaliste à l’Université Laval, Louis-Philippe Lampron partage cet avis concernant les conseils municipaux. « La raison pour laquelle on laisse une vaste place à la critique avec les élus, c’est parce que ce sont les élus qui ont le pouvoir décisionnel. Si ce n’est pas suffisamment balisé, les élus ont un intérêt à faire taire les opposants. Personne ne veut voir une manifestation qui ridiculise notre point de vue », laisse-t-il tomber.

Et même si la Cour risque de donner raison à un citoyen lésé, ça risque de lui prendre du temps, de l’argent et de l’énergie. « Il faut trouver une solution pour protéger les élus. Mais il ne faut pas que la solution crée un problème plus grand », dit-il.