Notre conversation à propos des écrans dans la vie de nos jeunes se poursuit : plus j’écris sur le sujet, plus vous m’écrivez pour me livrer vos constats. Merci, continuez à m’écrire, je continue à vous lire. Vos observations sont fascinantes et elles nourrissent mes chroniques.

Je résume les chroniques précédentes : grandir avec les écrans1, « dans » les écrans, nuit à des circuits de développement cérébral et social qui ont mis des milliers d’années à se construire2. Les jeunes ont besoin de jouer, dans le réel, pour se développer. Plonger très jeune dans le virtuel est anxiogène à plein d’égards3.

Plus de temps d’écran signifie moins de temps dans le réel, explique notamment Jonathan Haidt dans un livre lancé tout récemment sur ce que le virtuel a fait aux jeunes cerveaux, livre dont un résumé est disponible sur le site du magazine américain The Atlantic4.

Qu’est-ce qu’on perd, à grandir dans le virtuel ?

C’est une des questions en filigrane de cette série de chroniques ponctuelles sur les écrans.

Voici quelques pistes de réponses, gracieuseté de profs qui m’ont écrit ces derniers jours…

AMÉLIE : Vous parlez beaucoup des parents dans vos chroniques sur les écrans. Parlons des écoles qui surutilisent les écrans. En arts plastiques, ma fille de 8 ans regarde la Panthère rose dans TOUS les cours. En musique, on utilise l’écran pour montrer ce que sont un opéra, une comédie musicale, un spectacle de percussions. Il me semble qu’on pourrait écouter la musique au lieu de la regarder. Je ne parle pas du service de garde qui permet aux enfants de regarder des imbécillités sur YouTube ou qui utilise Just Dance au lieu de les envoyer jouer dans la cour d’école.

GENEVIÈVE B., ENSEIGNANTE AU COLLÉGIAL : J’ai vécu l’arrivée des textos, puis l’accès à l’internet en classe. J’ai vu les comportements des étudiants se modifier : les étudiants n’échangent plus entre eux, aux pauses. Ils demeurent assis à leur pupitre, à pitonner. Avant, je pouvais poser des questions en classe et susciter des échanges. C’est maintenant super difficile d’obtenir un oui ou un non clair de leur part, vous avez raison : ils ont peur de se faire juger par leurs pairs5. Au lieu de risquer une réponse, ils restent muets.

MAXIME C., ENSEIGNANT AU SECONDAIRE DEPUIS 20 ANS : J’adore la technologie. Jusqu’à récemment, j’étais en faveur d’un enseignement qui accompagnait l’élève dans son utilisation du cellulaire. Depuis la pandémie, j’ai complètement changé d’idée. Ce que je constate : les jeunes semblent moins aptes à imaginer, en plus du fait qu’ils s’impliquent de moins en moins devant les autres, probablement de peur d’être jugés ou « bannis ».

Dès la petite enfance, ils ont été mis en contact avec YouTube pour les « faire patienter » au marché, dans la file, à la banque, au restaurant… C’est bien joli, les vidéos pleines de couleurs et de chansons scintillantes, mais ça ne laisse rien à l’imagination. Alors cette immense partie du cerveau en développement chez l’enfant est de moins en moins sollicitée et donc s’atrophie. Je le remarque clairement dans l’appauvrissement de la qualité des arguments et des débats dans ma classe.

Si on a de la difficulté à imaginer des situations, il est difficile d’imaginer ce que l’autre peut vivre, ressentir. Je constate donc une réelle baisse de la capacité d’empathie. Tout ça nous pousse vers une compréhension sommaire, vers des jugements simples, sans nuances.

J’étais le premier à ne pas vouloir interdire le cellulaire en classe, mais devant la puissance des réseaux sociaux, de la compétition commerciale, des algorithmes et de l’intelligence artificielle, nous ne faisons pas le poids et le cerveau éponge d’un enfant ou d’un adolescent ne fait certainement pas le poids.

KATHERINE M. : Mes élèves de première secondaire doivent déposer leur téléphone à l’endroit désigné dès qu’ils entrent en classe. C’est de la gestion : ils sont plusieurs à traîner dans le cadre de porte et dans le corridor, repoussant le moment d’entrer en classe jusqu’à quelques secondes avant la cloche.

En fin de période, quand ils ont bien travaillé, je fais fermer les livres et je donne les cinq dernières minutes pour qu’ils parlent entre eux… Leur réaction : Est-ce qu’on peut reprendre nos téléphones ?! Réponse : NON, parlez-vous en vrai…

Après 24 ans d’enseignement, principalement en première secondaire, ce qui me frappe le plus, ce sont les lacunes dans les habiletés sociales. Cette année, c’est plus frappant que jamais.

NADINE P., ENSEIGNANTE AU PRIMAIRE : Ce que je remarque le plus avec la génération qui a grandi avec les écrans, ce sont les retards de langage. Comme profs, nous remarquons depuis quelques années une baisse significative de l’étendue du vocabulaire, probablement engendré par les parents qui sont, eux aussi, sans cesse sur leurs téléphones et qui communiquent moins avec leurs enfants. Il faut les voir venir chercher leurs enfants au service de garde sans trop les regarder ni leur parler parce qu’ils sont en train de texter…

KENZA, ENSEIGNANTE AU COLLÉGIAL : Pour un cours complémentaire, je me gâte : j’interdis complètement les écrans. Je leur fournis donc un document maison avec les notions et ils complètent le tout… avec un bon vieux stylo.

L’expérience est marquante : le niveau d’attention et de participation des étudiants est tellement plus grand que dans un cours régulier. Dans les autres cours, j’ai beau travailler aussi fort pour être dynamique et intéressante, force est de constater que je ne fais pas le poids devant leurs écrans.

Je crois qu’on demeure frileux à limiter le temps d’écran à l’école, on associe les outils technologiques à une mine d’or d’avancées technologiques…

Mais on ne se questionne pas assez sur ce qu’on laisse sur la table en échange.

UNE PROF DE SOCIOLOGIE : J’ai interdit la prise de notes sur ordinateur récemment. C’était catastrophique : c’était difficile de conserver leur attention, au lieu de prendre des notes, poser des questions et discuter, ils déviaient inévitablement vers d’autres sites. Cette session, j’ai interdit tout écran. Il y a beaucoup plus d’échanges et de questionnements dans la classe. Je vais donc continuer sur cette voie, je pense qu’il s’agit d’un enjeu de société significatif même pour les jeunes adultes. Il faut élargir le questionnement aux études collégiales pour cerner l’impact des écrans sur la concentration des étudiants.

ANN, PROF AU SECONDAIRE : J’ai presque 200 élèves de 14 ou 15 ans qui ont de nombreux troubles d’anxiété. Il est fréquent de voir des élèves refuser d’aller en classe non pas parce qu’ils vivent de l’intimidation, mais parce qu’ils ne peuvent gérer leur anxiété. Comme le Ministère ne permet plus le cellulaire en classe, c’est moi qui dois faire respecter la règle. Pour moi et mes collègues, c’est une bataille qui s’intensifie : ils ne veulent pas être privés de leur cellulaire. Je vois des élèves qui dorment en cours : ils ont passé la nuit sur leurs écrans.

Oui, j’ai acheté un cellulaire à mon fils, au début de son deuxième secondaire, il y a sept mois. Il m’a convaincue, car tous ses amis en avaient déjà un : ils vivent en ligne. Je le regrette : je suis sidérée de voir ce qu’il a vu en ligne, malgré les contrôles parentaux : antisémitisme, homophobie, sexisme, pornographie, des commentaires affreux.

Je lui ai acheté un chien, en même temps. Meilleure décision : mon fils doit prendre soin d’un être qui compte sur lui… On devrait interdire aux jeunes d’apporter leur cellulaire à l’école et avoir un animal de compagnie dans chaque classe.

Écrivez-moi pour me faire part de vos réflexions à propos de la multiplication des écrans dans nos vies 1. Lisez la chronique « Nos enfants, le téléphone et le virtuel » 2. Lisez la chronique « Nos vies de fou » 3. Lisez la chronique « Une autre histoire d’enfants et d’écrans » 4. Lisez « End the Phone-Based Childhood Now » (en anglais ; abonnement requis)

5. Geneviève fait référence à une observation de Jonathan Haidt sur l’explosion des interactions virtuelles, sur les réseaux : « Votre réputation est alors toujours à risque, une erreur ou une mauvaise performance peut endommager votre statut social auprès d’un grand groupe de personnes. Ces interactions tendent alors à devenir plus théâtrales [performative] et causent plus de stress que la conversation face à face. »