On estime que 215 millions d’Américains ont été exposés à l’éclipse solaire de 2017. Combien d’entre eux auraient subi des dommages temporaires aux yeux ?

Tenez-vous bien, attachez vos tuques, préparez-vous à trembler.

Moins de 100⁠1.

Si on arrondit à 100 « victimes », c’est donc 0,000047 % des Américains exposés à l’éclipse de 2017 qui auraient subi des dommages temporaires aux yeux. J’insiste sur le mot « temporaire », c’est-à-dire que leur vision est revenue à la normale pour l’immense majorité. Les cas de dommages permanents sont toujours rares : le journal scientifique Nature l’avait constaté dès 1999⁠2.

Ce n’est pas votre humble serviteur qui fait ces observations. C’est un des grands experts mondiaux de l’œil et des éclipses, j’ai nommé le DB. Ralph Chou⁠3, diplômé en astronomie ET en optométrie, fou d’éclipses. Le DChou, établi à Ottawa, est professeur émérite d’optométrie rattaché à l’Université de Waterloo. Il a contribué à la création d’une norme ISO pour le matériel d’observation solaire. Il a signé des articles scientifiques sur la sécurité oculaire dans un contexte d’éclipse solaire.

C’est Marie-Eve Naud, astrophysicienne de l’Université de Montréal, fan d’éclipses et communicatrice scientifique, qui m’a pointé vers les travaux du DChou et une entrevue qu’il a accordée à Québec Science, que l’on peut lire ici4.

Je résume les miettes de sagesse de l’expert mondial Chou : regarder le soleil est toujours « risqué », éclipse ou pas. Si on regarde le soleil moins de 5 secondes, les risques de blessure sont limités. Si on veut regarder le soleil pendant l’éclipse, il faut le faire avec des lunettes de la norme ISO 12312-2, justement conçue par le professeur Chou. On peut aussi créer avec du carton un mécanisme de projection tout à fait sécuritaire, expliqué par le même B. Ralph Chou sur la chaîne YouTube de l’Association canadienne d’optométrie⁠5.

Les risques sont donc microscopiques si on prend les précautions qui s’imposent, mais à moins de deux semaines de ce formidable évènement cosmique qu’est une éclipse (le Québec est dans la mince bande où l’éclipse sera totale, un beau coup de chance), il y a dans notre demi-pays un phénomène qu’on appelle une éclipse sColaire, par lequel le jugement fout le camp.

Nos écoles, nos centres de services scolaires et le ministère de l’Éducation se sont embourbés dans cette éclipse sColaire par un souci démesuré de sécurité pour la santé oculaire des enfants (au vu des risques), le 8 avril prochain.

Des écoles et des centres de services scolaires ont d’abord décrété des journées pédagogiques pour préserver les yeux des enfants. D’autres ont opté pour cantonner les élèves dans le gymnase des écoles. Des directions ont décidé de fermer les rideaux des fenêtres ou de les placarder avec du carton.

Ces précautions absolument catastrophistes ont valu aux administrateurs scolaires un déluge de critiques. Une éclipse solaire, évènement rarissime, est une occasion en or d’initier les enfants à la beauté de notre univers… Et à la science. Pas une (autre) occasion de les surprotéger.

Ces derniers temps, plusieurs écoles avaient donc reculé, avaient décidé de prendre leur gaz égal et de ne plus succomber à la panique. Le milieu scolaire avait retrouvé une certaine zénitude…

Jusqu’à lundi.

Lundi, on a appris qu’une note de service du ministère de l’Éducation a ramené la panique dans les écoles avec un rappel de consignes de sécurité redondant6. Des écoles ont donc décidé de faire volte-face et de ne pas profiter de l’éclipse. Le ministre Drainville a eu beau corriger le tir de ses fonctionnaires : la panique était revenue dans les écoles.

Je reviens à ce pourcentage d’Américains exposés à l’éclipse de 2017 et qui ont été blessés temporairement aux yeux : 0,000047 %…

Si on prend ce pourcentage et qu’on extrapole à toute la population canadienne (40 millions de personnes), qu’on ne peut soupçonner d’être plus imprudente que la population américaine, ce sont 18,6 Canadiens qui seraient susceptibles d’être temporairement blessés aux yeux selon les calculs que l’astrophysicienne Naud a faits pour moi⁠7.

Comme le Québec compte pour à peu près 21,5 % de la population canadienne, ça signifie que le nombre de Québécois qui pourraient être blessés aux yeux en regardant trop longtemps le soleil, le 8 avril, est de… 3,9.

Bref, les penseurs de l’Éducation québécoise capotent pour un risque de blessure oculaire absolument microscopique.

Lundi à la radio, j’ai interviewé en début d’émission l’astrophysicienne Naud pour aborder ce délire sécuritaire relancé par le ministère de l’Éducation. Et en fin d’émission, j’ai interviewé Éléonore Bernier-Hamel, prof au collégial, prof de littérature.

Vous vous demandez sans doute pourquoi je parle de littérature au cégep dans une chronique sur l’éclipse du 8 avril. Suivez le guide !

La professeure Bernier-Hamel m’a raconté à quel point les jeunes dans sa classe en arrachent avec le français : ils ont encore de la misère à distinguer des verbes qui finissent en ER ou en É, il n’est pas rare de lire dans leurs copies temp plutôt que temps, omage plutôt qu’hommage et sait plutôt que c’est…

Tout ça après 12 ans de scolarisation au primaire et au secondaire, sous l’égide des sorciers du ministère de l’Éducation du Québec. Le modèle québécois à son meyeur.

Note de service pour les génies du ministère de l’Éducation : quand vous serez capables de produire des diplômés du secondaire qui savent écrire temps avec un S, on vous écoutera pour la gestion d’une éclipse solaire. Entre-temps, concentrez-vous donc sur votre tâche principale.

Et, pour finir, j’ai une idée gratuite pour le gouvernement afin de préparer la prochaine éclipse : pourquoi ne pas créer une Agence ?

Je verrais d’un bon œil (!) la création d’une « Agence de gestion des risques liés aux éclipses totales ou partielles du Soleil du Québec », l’AGRLETPSQ.

Sait à la mode les agences, à Québec…

Ça, ou alors vous confiez le mandat à la Caisse de dépôt.

1. Lisez l’article de Sky and Telescope (en anglais) 2. Lisez l’article de Nature (en anglais) 3. Lisez l’article sur la sécurité oculaire dans un contexte d’éclipse solaire du DChou (en anglais) 4. Lisez l’article de Québec Science 5. Regardez la vidéo diffusée sur YouTube (en anglais) 6. Lisez « Des écoles font volte-face devant les “contraintes” de Québec »

7. Précision : l’éclipse sera visible dans tout le pays, principalement de façon partielle et totalement dans une mince bande, des Maritimes au sud de l’Ontario en passant par le sud du Québec.