Que s’est-il passé autour de la fin des années 2000 et du début des années 2010 pour que le bien-être de nos enfants pique à ce point du nez ?

C’est une question qui me hante depuis longtemps.

Je viens de lire un article dans The Atlantic1 qui fournit de formidables pistes de réflexion. Le thème : les enfants et les ados qui ne vont pas bien, justement. Le titre : « End the phone-based childhood now », qu’on pourrait traduire par : « Il est urgent d’éloigner les téléphones de l’enfance ».

Je résume la thèse de l’auteur, Jonathan Haidt, psychologue social : tout ce qui vient avec les téléphones intelligents, c’est malsain pour le développement des jeunes cerveaux.

Haidt constate que l’ère numérique qui a pris son envol à la fin des années 2000 (avec l’internet haute vitesse et le pivot vers la mobilité représenté par les téléphones intelligents) a achevé de bousiller la façon dont le cerveau des enfants et des adolescents se développait depuis des milliers d’années : « C’est dans cette brève période, de 2010 à 2015, que l’enfance aux États-Unis (et dans plusieurs autres pays) a été reconfigurée vers une forme plus sédentaire, solitaire et virtuelle qui est incompatible avec un développement humain sain. »

C’est un article formidablement bien documenté sur ce que le temps passé sur des écrans fait au développement humain. Mais c’est aussi – peut-être surtout – un article sur ce que devrait être l’enfance, sur ce que devrait être l’adolescence.

« L’enfance humaine est un apprentissage culturel ponctué de tâches différentes à des âges différents, jusqu’à la puberté […] Pour les enfants de tous âges, un des plus puissants vecteurs de l’apprentissage est la motivation profonde de jouer. Jouer est le travail de l’enfance et tous les jeunes mammifères ont le même travail : bâtir les connexions de leurs cerveaux en jouant vigoureusement et souvent, en répétant les gestes et les compétences dont ils auront besoin à l’âge adulte. »

Or, note l’auteur, les enfants jouent moins dans le monde réel, depuis qu’ils ont l’internet au complet dans ce bidule qu’ils ne lâchent jamais.

L’article de Haidt est nuancé. Il ne voit pas l’ère numérique comme le seul facteur ayant bousillé l’enfance, à partir de la fin des années 2000. C’est pourquoi j’ai écrit plus haut que selon l’auteur, l’ère numérique a achevé de bousiller le cerveau et le développement des enfants et des adolescents.

Car le travail de sape avait commencé avant, constate Haidt, fin des années 1970 et début des années 1980, quand les parents sont devenus réticents à laisser leurs enfants jouer dehors sans supervision, de crainte qu’ils ne se blessent ou soient kidnappés.

En lisant Haidt sur l’émergence de la surprotection parentale, j’ai repensé à cette curieuse nouvelle sortie il y a quelques semaines : la Société canadienne de pédiatrie a fait un plaidoyer2 pour le « jeu risqué ». Jouer près du feu, se tirailler, se faire une cabane dans le bois, explorer le quartier sans la supervision d’un adulte, jouer à rentre-dedans : c’est sain pour le développement physique, mental et socioaffectif des enfants.

Je reviens à l’article « End the phone-based childhood now » : « Mais la surprotection n’est qu’une partie de l’équation. La tendance vers une enfance moins indépendante a été facilitée par les constants progrès de la technologie numérique qui ont rendu facile et plus invitante l’idée pour les jeunes de passer plus de temps dans la maison, à l’intérieur, et seuls dans leurs chambres. Éventuellement, les compagnies numériques ont fini par avoir accès aux enfants 24/7, développant des activités virtuelles excitantes conçues pour de “l’interaction” qui n’a rien à voir avec les expériences du monde réel dont les jeunes cerveaux ont besoin. »

Aujourd’hui, note Jonathan Haidt, l’adolescent américain passe de sept à neuf heures en moyenne sur des écrans. Ça explique la baisse du nombre d’heures de sommeil des ados qui a commencé au début des années 2010.

Mais le coût le plus dévastateur de la prolifération des téléphones intelligents chez les jeunes serait l’effondrement du temps passé avec d’autres personnes, en « vrai ». Encore là, le début des années 2010 marque une accélération d’une tendance chez les jeunes, celle de passer du temps avec ses amis, dans le réel : entre 2010 et 2019, ce temps a fondu de moitié.

Or, passer du temps avec d’autres humains, en 3D, c’est nourrissant depuis des centaines de milliers d’années, note Haidt, à quatre égards.

Un, ces relations sont incarnées : le non-verbal fait partie de la communication humaine, alors que la communication virtuelle est principalement basée sur l’écrit ou l’oral. Le virtuel crée des humains moins aptes à interagir en personne.

Deux, les interactions dans le monde réel se déroulent en mode synchrone. C’est-à-dire ici, maintenant : on interagit en temps réel, ce qui renforce la proximité. Dans le virtuel, « il y a moins de rires vrais, plus d’espace pour les malentendus et plus de stress quand un commentaire ne génère pas de réponse immédiate. »

Trois, les communications virtuelles se déroulent souvent devant public : « Votre réputation est alors toujours à risque, une erreur ou une mauvaise performance peut endommager votre statut social auprès d’un grand groupe de personnes. Ces interactions tendent alors à devenir plus théâtrales (performative, en anglais) et causent plus de stress que la conversation face à face. »

Quatre, les relations dans le monde réel nécessitent un réel investissement. Pour accéder à un groupe d’amis, par exemple, il faut une motivation pour investir dans les relations et pour réparer les liens quand il y a des pépins. Dans le virtuel, on peut bloquer n’importe qui : « Ces relations sont jetables. »

Prenez tout ça, mélangez dans le grand malaxeur qu’est l’adolescence, et vous avez des jeunes qui, depuis 2010, vivent des existences virtuelles pour lesquelles le cerveau humain n’a pas d’affinités du point de vue de l’évolution.

Les jeunes qui vivent leur puberté en ligne (comme c’est le cas pour ceux qui sont nés après 1996, soit à partir de la génération Z) « sont plus sujets à la comparaison sociale, à la conscience de soi, à la honte publique et à l’anxiété chronique que les adolescents de la génération précédente, ce qui a le potentiel de mettre des cerveaux en développement dans une posture défensive par défaut. »

Or, quand votre cerveau est en posture défensive par défaut, note Jonathan Haidt, votre santé mentale est affectée : « Ils ont tendance à voir le monde comme étant plein de menaces et sont plus vulnérables à l’anxiété et aux troubles dépressifs. »

S’il y a une meilleure explication pour la montée, au début des années 2010, incluant dans ce pays, des troubles de santé mentale chez les jeunes, je suis prêt à l’étudier. Mais la thèse de Jonathan Haidt est terriblement convaincante. J’y reviendrai.

Je vous laisse sur la phrase la plus troublante de cet article, qui touche à l’idée qu’on se fait du danger pour nos enfants : « Au début des années 2010, une génération déjà privée d’indépendance a été leurrée dans un nouvel univers virtuel qui semblait sécuritaire aux yeux des parents, mais qui est en fait, à plusieurs égards, plus dangereux que le monde réel. »

1. Lisez l’article de Jonathan Haidt dans The Atlantic (en anglais) 2. Consultez le plaidoyer pour le « jeu risqué » Écrivez-moi je suis curieux de vous lire sur le sujet des jeunes et de l’univers numérique.