La télé américaine nous a appris cette semaine qu’en raison d’un excès de wokisme, le Canada ne méritait plus son titre de « plus meilleur pays du monde ».

Permettez-moi tout de suite une parenthèse : Jean Chrétien n’a jamais dit ça, « le plus meilleur pays du monde ». Cette mémorable citation, pour toujours associée à l’homme aux deux langues secondes, est apocryphe. Je le sais : j’ai fait mes recherches.

Ce n’est pas le cas de tout le monde, dirait-on, dans l’histoire que je m’apprête à vous conter.

À la télé américaine, donc, l’animateur Bill Maher a consacré huit minutes de Real Time, son talk-show hebdomadaire, à démontrer que les États-Unis formaient désormais un meilleur pays que le Canada1. Et vlan dans les dents, le castor.

Évidemment, Bill Maher ne prétendait pas présenter une thèse universitaire. Son exposé ne peut même être qualifié de journalisme en bonne et due forme. L’animateur pilote une émission humoristique et assume parfaitement son cynisme cinglant, pour ne pas dire sa mauvaise foi légendaire.

Tout de même. Diffusée sur HBO, Real Time est regardée chaque semaine par 600 000 Américains. L’exposé de Bill Maher a été relayé par de nombreux médias et commentateurs canadiens, mais peu d’entre eux ont pris la peine de vérifier les chiffres présentés ou d’y ajouter un peu de contexte.

Cela aurait pourtant été utile. « Des 15 villes d’Amérique du Nord ayant la pire pollution de l’air, 14 sont au Canada », soutient par exemple l’humoriste. Il omet de dire que ces données sont complètement anormales, puisqu’elles ont été prélevées en 2023, alors que de monstrueux incendies de forêt affectaient la qualité de l’air de plusieurs villes canadiennes.

Dans un autre exemple éloquent, Bill Maher cite l’extrait d’un rapport de l’Institut Fraser : parmi 30 pays offrant des soins de santé universels, « le Canada est le pays qui dépense le plus en soins de santé, en proportion de son économie (13,3 %) ».

L’animateur ne mentionne pas que les États-Unis dépensent encore davantage (16,6 % de leur PIB en 2023, selon l’OCDE), mais ont été exclus de l’analyse puisqu’ils n’offrent pas de soins de santé gratuits à l’ensemble des Américains…

Ce n’est pas un détail anodin, d’autant que l’exercice consiste justement à prouver que les États-Unis font mieux que le Canada !

C’est pourtant vrai, le Canada a de sérieux problèmes. D’un océan à l’autre, les journaux sont pleins de reportages sur la crise du logement, les hôpitaux qui débordent, les banques alimentaires qui ne fournissent plus, etc. De plus en plus de Canadiens passent à travers les mailles d’un filet social qui faisait autrefois la fierté du pays.

Vrai, aussi, que l’économie américaine se porte mieux que la nôtre. Mais à entendre Bill Maher, les États-Unis supplantent le Canada à tous les niveaux. On parle tout de même d’un pays où les tueries de masse sont pratiquement devenues des faits divers. Un pays où des millions de citoyens ordinaires prient le ciel pour ne pas tomber malades… parce que ça coûte trop cher.

Avec un salaire annuel de 10 millions de dollars américains, Bill Maher n’aura jamais ce problème. Le système de santé américain est extraordinaire pour ceux qui ont les moyens de se le payer.

L’exposé de Bill Maher prend une tournure résolument absurde lorsqu’il nous dévoile la cause du naufrage canadien : son « wokisme extrême ».

L’humoriste présente la débâcle du Canada comme une « leçon » à retenir pour les démocrates américains, qui doivent tout faire pour éviter que les États-Unis ne subissent le même sort. « La morale de cette histoire, c’est que oui, vous pouvez aller trop loin à gauche. Et quand vous le faites, vous finissez par pousser les gens du centre vers la droite », prévient-il.

Ici, le raisonnement de Bill Maher m’échappe : après tout, le Canada est encore et toujours dirigé par le woke en chef, Justin Trudeau. Le pays n’a pas glissé vers la droite, du moins pas encore. Alors, comment l’animateur peut-il en tirer cette leçon ?

Je ne saisis pas mieux le lien de causalité entre le wokisme et les problèmes énumérés dans le segment de huit minutes, comme la pollution de l’air. Les forêts auraient brûlé parce que… trop wokes ?

Bill Maher n’explique pas ces liens, mais sort un lapin de son chapeau : la photo d’un hurluberlu qui a fait les manchettes, à l’automne 2022, après s’être présenté devant ses élèves ontariens affublé de prothèses mammaires surdimensionnées.

Ta-dam ! Voilà la preuve qu’on attendait !

À l’époque, l’école avait pris la défense de l’enseignant (qui s’identifiait alors comme femme) à la poitrine invraisemblable… au nom du respect de la diversité de genre. Elle avait, assurément, péché par excès de wokisme. Là-dessus, Bill Maher a raison. « Et c’est pourquoi les gens votent pour Trump », conclut-il.

Donc, si je comprends bien, les Américains voteront pour Donald Trump parce qu’une école ontarienne a fait preuve de tolérance excessive envers un enseignant en 2022 ?

Mais alors, pourquoi ont-ils voté Trump… en 2016 ?

Je risque une réponse : parce que ça n’a absolument rien à voir. Parce que l’hurluberlu ontarien n’avait pas seulement d’énormes faux seins, cette semaine, au talk-show de Bill Maher. Il avait le dos large, aussi. Tout comme le Canada, d’ailleurs.

1. Visionnez le segment de Real Time sur X