Moi aussi, j’ai donné un écran à mon enfant, sans doute trop tôt. D’abord l’accès à l’iPad. Pour plein de raisons. Parmi ces raisons : j’étais parfois dans le jus, parfois à boutte, le planter devant un écran était parfois une bouée…

Tiens, regarde La guerre des clones sur mon iPad pendant que je prépare le souper…

Il était 18 h 30, j’avais dû faire un détour par l’épicerie parce que le frigo était vide, l’héritier chignait, fatigué et affamé, les devoirs n’étaient pas faits.

« Tiens, prends mon iPad… »

Puis il a eu son propre téléphone.

Je veux vous dire : j’ai été ce parent-là. Un parent humain, avec ce qu’être humain comporte de contradictions et d’imperfections et de mauvais calculs. Quand j’écris sur la vie virtuelle qui est en train de bouffer nos vies réelles, je ne veux culpabiliser personne.

Au bout du fil, le pédiatre Jean-François Chicoine s’emporte sur la place des écrans dans la vie des enfants : « C’est une catastrophe comme c’est pas compris : on est comme dans un film où tout le monde fumait dans la face des enfants. Dans 20 ans, ces écrans laissés de nos jours aux enfants, on va regarder en arrière et ça va être considéré comme barbare… »

J’ai envoyé au DChicoine l’article de The Atlantic dont je vous parle depuis une semaine1, sur le téléphone intelligent qui a achevé de bousiller l’enfance telle qu’elle devrait se vivre : dans le réel, à interagir avec d’autres humains en jouant, en se chamaillant, en négociant et en collaborant. Le temps passé entre enfants, dans le réel, a chuté de moitié aux États-Unis depuis une décennie.

Rien de ce qu’il a lu n’a étonné Jean-François Chicoine, qui est pédiatre depuis 40 ans. La façon dont la vie virtuelle bousille le développement des enfants est l’aboutissement de trois phénomènes, constate-t-il.

Premièrement, l’« individualisme » des années 1970, 1980, qui n’existait pas tellement avant. Corollaire : la surprotection constante des enfants, qu’on a couvés et couvés, de décennie en décennie.

Deuxièmement, la montée des écrans dans la vie des enfants : « Ce n’est pas l’internet qui a tout changé, lance le pédiatre. C’est le téléphone mobile et les réseaux sociaux. C’est autour de 2008 que l’enfance a pété. »

Troisièmement, la pandémie, qui a multiplié le recours aux écrans pour petits et grands ainsi que la tendance à s’isoler à la maison : « Prends l’estie de télétravail, dit-il. Les enfants reviennent à la maison : les parents sont en pantoufles, à travailler. La pandémie en a rajouté une couche sur l’enfermement. On est si bien, à la maison ! Y a Netflix. On commande ce dont on a besoin avec Amazon. On se fait livrer le poulet… »

L’autre jour, je vous disais que l’administrateur de la santé publique (surgeon general) des États-Unis estime que l’âge minimum de 13 ans pour être sur les TikTok et autres Snapchat – en plus de ne pas être respecté – est beaucoup trop bas2. Le DChicoine est d’accord : « Les enfants ne devraient pas être sur les réseaux sociaux avant 14, 16 ans, selon leur maturité, leur [maîtrise de soi]. Ça n’empêche pas qu’ils ont accès à un téléphone… Le problème, actuellement, c’est que des enfants reçoivent des téléphones branchés sur les réseaux sociaux à 8, 9, 10, 11 ans… »

Je sais ce que le lecteur bien intentionné pense, le lecteur qui, peut-être, avec sa dame lectrice, a eu des enfants à une autre époque : les parents ont juste à couper le téléphone pis les réseaux sociaux !

Réponse du DChicoine : « C’est plus difficile qu’on le pense. C’est très difficile pour les parents moyens, aimants et bien intentionnés envers leurs enfants de leur couper l’accès aux réseaux sociaux : les enfants sont tous là-dessus ! Leurs amis, les voisins… Leurs parents aussi. »

Alors le doc Chicoine joue lui-même le bad cop. C’est lui le méchant, c’est lui qui prend l’odieux sur ses épaules : « Dans le bureau, je dis au petit Martin : “T’as 13 ans, tu prends deux médicaments, tu as peu d’amis, tu fais pas de sport, tu grossis, tu es de plus en plus myope, ça va mal à l’école, tu dors mal… Alors j’ai prescrit à tes parents de te couper le téléphone.” Je fais ça parce que c’est trop difficile pour les parents, c’est pénible pour eux. »

Il intervient aussi sur les parents, leur rappelle qu’il faut casser la tendance à s’enfermer à la maison. Sortir, faire du sport. Pousser les enfants à jouer. Aller au musée, en forêt, au Planétarium, au Jardin botanique. Explorer.

« C’est super difficile de les amener à faire ça.

— Les enfants ?

— Les enfants et les parents. La tentation de rester dans le cocon est forte. »

Le pédiatre martèle que les enfants ont besoin de jouer dans le réel, avec d’autres enfants. Il insiste sur l’importance du jeu : « C’est trois heures de jeu actif par jour avant 7 ans. »

Et dès 7 ans, il faut 30 à 60 minutes d’activité physique intense, ce que seulement un enfant sur trois ou quatre réussit à faire, dit Jean-François Chicoine : « Les enfants n’ont plus d’expérience du mouvement, de l’espace, de la confrontation. Et ils ont de plus en plus de difficulté avec la motricité fine nécessaire pour manipuler un crayon. »

Rien ne remplace le réel, pour former les enfants, rappelle le pédiatre. Ce que les enfants trouvent dans les réseaux sociaux distrait l’attention, donne des attentes inatteignables et utilise les mécanismes de la toxicomanie par la recherche constante de dopamine : « Et ça coupe le désir. Sur l’écran, il se passe toujours quelque chose… Mais c’est hors d’eux. Ils sont en situation de passivité, comme dans les gradins. Leur monde est plein, mais ils ne font rien. Ils apprennent à se priver des autres, à ne plus interagir avec les autres. C’est d’une immense tristesse. »

Ce qu’on trouve dans le virtuel, lance-t-il, n’est pas nécessairement faux. « Mais ça se passe au lieu de la vraie vie. »

J’ai été ce parent-là, disais-je. Je ne lance d’iPhone 6 à personne, je veux juste lancer des réflexions. Le numérique s’est incrusté dans nos vies sans trop de garde-fous, sans trop de réglementation, comme toujours présenté comme une formidable innovation…

Parallèlement, nos vies d’adultes se sont accélérées, encombrées, complexifiées. Ces bidules devaient nous faciliter la vie, mais ils font aussi atterrir le boulot dans notre lit, ils ont gommé la frontière entre le travail et la vie pour beaucoup d’entre nous.

Et des fois, donner un écran à ton enfant en préparant le souper, à la course, c’est ce qui t’empêche de hurler quand ton enfant lui-même hurle, épuisé d’une longue journée à l’école où tu es allé le cueillir à 17 h 55, juste avant la fermeture du service de garde…

Alors tu lui donnes ton iPad ou ton téléphone, tu trouves son épisode préféré de La Pat’ Patrouille.

Pis tu peux préparer le souper en paix en noyant ton sentiment de toujours manquer de temps…

On aura beau réfléchir au numérique tant qu’on veut, à l’effet de TikTok sur les enfants, à l’impact de Facebook sur nos envies de comparaison et de consommation d’adultes…

Mais il faudra aussi, un jour, réfléchir à notre mode de vie, à la vie qui va si vite.

1. Lisez « Nos enfants, le téléphone et le virtuel » 2. Lisez « Une autre histoire d’enfants et d’écrans »