Cramponnée à une infirmière, dans le décor immaculé d’une clinique de Westmount, Marianne combattait des hallucinations « d’une intensité atroce ». « Au début, j’avais 10 ans. Le lac était comme un miroir et la lumière était rose. Puis d’un seul coup, j’étais en train de crever ! Il y avait des tornades, une maison à l’envers, des meubles qui revolaient partout, et la voix [de mon agresseur] qui hurlait : “T’es brisée, brisée, brisée…” »

Marianne* a vécu cette catastrophe intérieure dans les locaux d’un centre de chirurgie esthétique, où elle a reçu cinq perfusions de kétamine, en 2022. En lui envoyant ce sédatif dans les veines, l’anesthésiste de la clinique ne cherchait pas à l’endormir avant un remodelage ou une augmentation mammaire. Ce jour-là, elle s’aventurait plutôt sur le terrain de la psychiatrie.

L’idée n’est pas nouvelle. Depuis quelques années, une poignée d’hôpitaux québécois emploient la kétamine avec succès pour chasser les idées suicidaires de patients en crise. Mais leurs services étant débordés, une quinzaine de cliniques privées situées au Québec et en Ontario recrutent des milliers de gens en détresse sur le web et les réseaux sociaux.

Des visages rayonnants s’étalent à l’écran lorsqu’on explore les sites web de la majorité des cliniques. « Consultation gratuite. » « Nous acceptons de nouveaux patients maintenant. » « Contactez-nous dès aujourd’hui. » « Commencez maintenant », intiment-elles aux visiteurs.

D’après notre enquête, beaucoup d’entre elles affichent des promesses exagérées ou des informations inexactes ou incomplètes. Et la plupart bafouent les lignes directrices élaborées en 2021 par les experts canadiens en psychiatrie1.

Certaines entreprises écrivent, par exemple, que la kétamine peut gérer des « questionnements existentiels », ou traiter le « burnout » et un cortège de troubles mentaux autres que la dépression résistante. Son efficacité dans pareils contextes n’a pourtant pas été assez établie, estiment nos interlocuteurs – qui sont tous chercheurs –, inquiets à l’idée de voir des personnes vulnérables transformées en cobayes.

Affaiblie par une dépression indélogeable et un choc post-traumatique, Marianne avait lu, sur le site de sa clinique, que la kétamine pouvait causer « de brefs moments de peur ». Un euphémisme, dans son cas. Malgré la présence constante d’une infirmière calme et compatissante, son « traumatisme [lui] a explosé au visage », dit-elle. « Depuis, des images d’une violence infinie me hantent et ma dépression s’est aggravée. »

Le site d’une autre clinique précise que la kétamine « peut provoquer des hallucinations, qui peuvent être intenses et terrifiantes ».

« Les gens peuvent se détériorer »

Certains établissements emploient des psychiatres et des infirmières, afin qu’ils sélectionnent rapidement les clients qu’ils considèrent comme admissibles, et leur délivrent les ordonnances requises pour recevoir de la kétamine.

C’est la Régie de l’assurance maladie du Québec qui finance cette rencontre inespérée avec un médecin spécialiste, nous a indiqué une clinique montréalaise. Mais y recevoir ensuite une série de traitements coûte des centaines ou des milliers de dollars.

Le coût est un gros enjeu. Au moins trois des cliniques québécoises affichent un hyperlien intitulé « Besoin de financement ? », qui mène aux sites de prêteurs. Ce genre de proposition est pourtant contraire au Code de déontologie du Collège des médecins, nous a écrit l’organisme.

Les médecins, chercheurs et formateurs que nous avons interrogés sont tous convaincus que l’action rapide et puissante de la kétamine la rend indispensable. À condition, insistent-ils, d’assurer une préparation, un soutien et un suivi adéquats, pour que l’expérience s’avère aussi sûre et sereine que possible. Mais les approches sont hétéroclites.

Dans certains lieux, « de multiples patients ont souffert », après avoir vécu des « histoires d’horreur », des « expériences vraiment perturbantes » ou « des hallucinations de mort, sans aucune aide », ont constaté des médecins du réseau public appelés à réparer les dégâts.

« Il y a un risque de préjudice dans certains contextes », conclut le DHouman Farzin, qui forme des thérapeutes et utilise la kétamine à l’Hôpital général juif de Montréal, pour apaiser l’angoisse des patients en soins palliatifs.

« Un mauvais cadre peut recréer des traumas et les gens peuvent se détériorer », confirme le DNicolas Garel, psychiatre et chercheur au Centre universitaire de l’Université de Montréal (CHUM) et l’un des pionniers de ces traitements au Québec.

Après une évaluation trop superficielle pour découvrir l’ampleur de ses traumas, une très jeune femme – qui avait déjà tenté de mettre fin à ses jours – a été laissée seule dans une pièce. Ses deux premières séances l’ont tant secouée qu’elle ne s’est jamais présentée au troisième rendez-vous. Mais personne ne l’a recontactée, pour savoir pourquoi et s’assurer qu’elle n’avait pas sombré.

PHOTO SIMON SÉGUIN-BERTRAND, LE DROIT

« J’ai essayé toutes les thérapies imaginables », affirme un ex-policier, qui a ensuite dépensé des milliers de dollars pour tester la kétamine. « Le personnel était sympathique et informé, mais l’aspect psychologique était complètement laissé de côté. J’étais seul, je devais les appeler avec une sonnette si ça allait mal. Ça n’a rien amené de positif. »

Un ex-policier vivant en Outaouais a serré les dents pour endurer environ huit séances, dans l’espoir de surmonter le choc post-traumatique causé par deux fusillades. En vain. « J’ai été laissé à moi-même, dans un état d’intoxication extrême, sans personne pour m’assister ou me guider, dénonce-t-il. Je luttais pour ne pas paniquer. »

« Comme des pharmaceutiques »

Dans une étude publiée l’an dernier, les psychiatres Nicolas Garel et Kyle Greenway s’inquiètent par ailleurs de l’engouement entourant la kétamine, trop souvent présentée comme une panacée2.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE

Le psychiatre Kyle Greenway, directeur du service de kétamine de l’Hôpital juif

« Certains des pires dommages sont survenus chez des patients qui attendaient un miracle après avoir vu du matériel publicitaire ou lu toutes sortes d’histoires en ligne. Quand ça ne marche pas pour eux, ils concluent qu’ils sont complètement brisés et peuvent perdre espoir ou devenir suicidaires », explique en entrevue le DGreenway, directeur du service de kétamine de l’Hôpital juif, où il a implanté un protocole de traitement plus sûr. Cette approche, développée avec le DGarel, fait une grande place à la psychothérapie.

Les sites de plusieurs cliniques gonflent les espoirs avec des formules telles : passer « de la survie à la vitalité », changer votre parcours « de façon spectaculaire », « le soulagement est à portée de main » ou « c’était ma dernière chance ».

Des informations fondamentales demeurent en revanche floues ou absentes. Par exemple, les taux de succès. Et la probabilité de devoir ensuite recevoir de coûteuses doses de rappel – à moins de s’investir intensément dans une psychothérapie en parallèle.

PHOTO IVANOH DEMERS, ARCHIVES LA PRESSE

Bryn Williams-Jones, professeur de bioéthique à l’Université de Montréal

« Les professionnels de la santé ne doivent pas faire de marketing biaisé comme les pharmaceutiques, qui veulent vendre leurs pilules ! Le bien de leur patient doit avoir priorité sur leurs intérêts financiers. »

Bryn Williams-Jones, professeur de bioéthique à l’Université de Montréal

« Comment obtenir un consentement éclairé quand on laisse entendre au patient que tout est génial, alors qu’il n’a pas l’expertise pour le vérifier ? lance le bioéthicien. Le manque de connaissances scientifiques sur les effets à long terme de la kétamine rend ça encore plus problématique. »

Un homme a fini par dépenser 50 000 $ en cinq ans, parce qu’il doit prendre de la kétamine six fois par année, pour ne pas rechuter, nous a-t-il révélé, en reprochant aux cliniques de se montrer très « floues » au sujet des coûts qui attendent de nombreuses personnes à long terme.

Les adolescents aussi ?

« Environ 30 % des adultes qui souffrent de dépression résistante répondent à la kétamine, alors qu’ils n’avaient répondu à rien avant. C’est énorme ! tient à rappeler le DNicolas Garel. Mais pour la plupart des autres troubles [ou à d’autres âges], c’est purement expérimental. Malgré les résultats prometteurs d’études peu nombreuses, les preuves restent insuffisantes. »

À en croire le site d’une chaîne canadienne, cela n’empêcherait pas ses trois cliniques de traiter des adolescents avec de la kétamine, bien que le cerveau des jeunes soit en plein développement.

Aux États-Unis – où cette substance est postée à domicile et prodiguée de façon débridée – des patients ont raconté au New York Times s’en être fait prescrire des doses toujours plus fortes. Et devoir désormais utiliser une sonde urinaire ou porter des couches, comme cela peut se produire en cas d’abus chronique3.

Les cliniques canadiennes sont beaucoup plus prudentes. Et malgré les critiques qu’elles essuient, elles comptent des centaines de clients satisfaits, assurent-elles. « Ça permet de sortir la tête de l’eau alors qu’on était en train de se noyer. L’effet ne dure que quelques jours, mais sert un peu de tremplin pour avancer », nous a écrit une cliente, qui a reçu deux injections à 400 $ chacune à Montréal, puis progressé en psychothérapie.

Les dirigeants de quelques cliniques répondent à leurs critiques que la science a beaucoup progressé en trois ans, ce qui rendrait les lignes directrices dépassées, et que trop de gens ont urgemment besoin d’aide psychologique pour qu’on les prive d’un traitement aussi unique. (Le contenu potentiellement problématique de leurs sites web et leurs justifications sont présentés aux deux onglets suivants.)

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Le psychiatre et chercheur Paul Lespérance, qui dirige le service de kétamine du CHUM

Le psychiatre et chercheur Paul Lespérance, qui dirige le service de kétamine du CHUM, pense que les cliniques privées pourraient utiliser cette substance « très correctement ». « Le risque, nuance-t-il, c’est que la sélection y soit moins stricte, parce que très peu de monde a les moyens de payer autant. Et puisque c’est un domaine en émergence, mieux vaut développer ces traitements dans des centres hospitaliers, où on collecte des données. »

*Les prénoms des patients ont été changés ou omis par souci de confidentialité médicale.

1. Lisez les recommandations du Canmat (en anglais) 2. Lisez l’étude des Drs Garel et Greenway (en anglais) 3. Lisez l’article du New York Times (en anglais) Lisez notre dossier « Des traitements qui pourraient sauver des vies »

Kétamine, dépendance, Elon Musk et Matthew Perry

La mort récente de Matthew Perry, vedette de l’émission Friends, illustre le danger d’ignorer les lignes directrices. Malgré ses problèmes notoires de toxicomanie, une clinique de Los Angeles lui a donné de la kétamine. Quelques jours plus tard, l’acteur en a repris chez lui et s’est noyé dans son spa. Puisque la kétamine peut provoquer la dépendance, « en offrir à des gens avec un passé récent d’addiction est imprudent à l’extérieur d’un contexte de recherche ou d’un cadre clinique très spécialisé, contrôlé, et supervisé », prévient le psychiatre et chercheur Nicolas Garel. Au Québec, de 2020 à 2023, la kétamine a tué deux hommes et contribué à la mort de trois autres, qui s’en étaient tous procuré illégalement, révèlent les rapports du Bureau du coroner. Aucun décès causé par de la kétamine n’avait fait l’objet d’une enquête semblable de 2010 à 2019. Mais des célébrités encouragent maintenant sa consommation et risquent de pousser des gens à s’automédicamenter. À la mi-mars, le controversé milliardaire Elon Musk, propriétaire de Tesla, SpaceX et X, a déclaré à un ex-journaliste de CNN qu’un « vrai médecin » lui avait prescrit de la kétamine et qu’il en prenait « une petite quantité », environ une fois toutes les deux semaines, pour sortir d’« une sorte d’état chimique négatif dans [son] cerveau ».

Les effets de la kétamine et leur durée

Après une seule perfusion

  • Environ 1 patient sur 3 voit ses symptômes dépressifs diminuer d’au moins 50 %* au cours de la semaine suivante.
  • Environ 1 patient sur 4 voit sa dépression disparaître** au cours de la semaine suivante (environ les 2/3 d’entre eux ont cette chance en dedans de 24 heures).
  • Parmi les patients ayant vécu une telle rémission, environ 1 patient sur 3 voit sa dépression réapparaître*** au cours de la semaine suivante.
  • Une grande proportion des patients ont rechuté à 1 mois. Les proportions exactes changent d’une étude à l’autre.

Après une série de plusieurs perfusions

  • Environ 1 patient sur 2 voit ses symptômes dépressifs diminuer d’au moins 50 %* au cours de la semaine suivante.
  • Près de 1 patient sur 3 voit sa dépression disparaître** au cours de la semaine suivante.
  • Parmi les patients ayant vécu une telle rémission, environ 1 patient sur 3 voit sa dépression réapparaître*** au cours de la semaine suivant la dernière perfusion.

Note : Il s’agit d’approximations, car les données varient d’une étude à l’autre.

* Taux de réponse

** Taux de rémission

*** Taux de rechute

Source : Journal of Affective Disorders