« Je la ghoste encore ? »

J’avoue avoir bien ri en lisant le courriel envoyé par erreur à une journaliste de La Presse Canadienne par le cabinet de la ministre responsable de l’Habitation, France-Élaine Duranceau1.

Comme tout journaliste, il m’est déjà arrivé de me faire « ghoster » par des attachés de presse politiques qui me trouvent fatigante. Mais jamais encore ne m’a-t-on avisée par écrit que cette fantomisation était parfaitement intentionnelle ou que l’on songeait à m’envoyer « la réponse générale qui répond pas ».

J’avoue avoir ri, mais en fait, ce n’est pas drôle du tout. Car dans un monde où les journalistes sont plus que jamais en désavantage numérique par rapport aux relationnistes, cette anecdote est révélatrice d’un phénomène de plus en plus inquiétant pour qui a à cœur le droit du public à l’information.

Ce courriel envoyé au mauvais destinataire aura eu le mérite de mettre en lumière deux stratégies de relations publiques employées pour éluder les questions embarrassantes des journalistes. D’abord, le « ghosting », dérivé du verbe anglais « to ghost », qui consiste ici à parler soudainement comme un fantôme, c’est-à-dire à ne plus parler du tout à votre interlocuteur comme s’il s’était subitement transformé en être fantomatique à qui il est inutile de répondre. S’il est vrai que certains silences valent mille mots, on peut y lire ici une forme de réponse déguisée en fantôme, au mépris des règles de transparence qui doivent guider tout État démocratique.

Le but ? Espérer que le journaliste, qui le plus souvent compose avec des délais serrés, lâche prise et passe à un autre appel.

La deuxième stratégie qui consiste à répondre pour ne rien dire est plus courante. C’est une sorte de fantôme déguisé en réponse. Autrefois, on parlait de « cassette ». Aujourd’hui, ça prend très souvent la forme d’un copié-collé dans un courriel qui contient beaucoup de phrases creuses et très peu d’information pertinente.

Dans le cas qui nous concerne, la journaliste Sarah Smellie de La Presse Canadienne a demandé à Québec, comme elle l’a demandé à chacune des provinces, si on y reconnaissait le droit au logement comme un droit fondamental et si on comptait légiférer pour le protéger2.

C’est une question éminemment d’intérêt public à l’heure où de plus en plus de citoyens peinent à se loger partout au pays et où le fédéral reconnaît que le droit à un logement n’est pas un luxe, mais bien un droit fondamental pour toute personne.

Alors qu’à Québec, on a hésité entre deux déguisements en guise de réponse, la plupart des provinces se sont rabattues sur le deuxième qui, bien que plus élaboré, ne berne absolument personne : « la réponse générale qui répond pas pour dire que l’Habitation c’est une priorité pour notre gouvernement », pour reprendre les mots du courriel de l’attachée de presse qui s’est trompée de destinataire. Une réponse aussi crédible que lorsqu’un message robotisé vous fait poireauter en disant : « Votre appel est important pour nous. »

Fondamentalement, à l’heure de la fantomisation, la mission des journalistes n’a pas changé. Comme les Nations unies le rappellent chaque 3 mai à l’occasion de la Journée mondiale de la liberté de la presse, une presse libre joue un rôle essentiel dans les démocraties. Elle est un pivot de la bonne gouvernance. Elle est garante de la transparence, de la responsabilisation et de l’État de droit. Elle favorise la participation au débat public. Elle contribue à lutter contre les inégalités3.

Cela dit, même dans une société libre comme la nôtre, cette mission est de plus en plus ardue. Je parlais d’emblée de journalistes en « désavantage numérique ». Avec un ratio d’un journaliste pour dix professionnels en publicité, en marketing et en relations publiques au Québec, ce désavantage est de plus en plus marqué. Résultat : il est de plus en plus difficile pour les reporters de surmonter le barrage dressé devant eux par les faiseurs d’images embauchés pour contrôler le message. Ou, pour reprendre les enseignements de Martin St-Louis : il leur est de plus en plus difficile d’amener leur game dans la game.

Même s’ils veulent bien faire et fournir rapidement aux journalistes de l’information vraie, les relationnistes doivent jongler avec des contraintes de temps et d’accès ainsi qu’avec l’obligation de servir les intérêts de leur client, observait dans une analyse publiée en 2018 la professeure à l’École des médias de l’UQAM Chantal Francœur. Résultat : ils se retrouvent parfois dans les marges des principes de transparence, de rigueur, de diligence et d’équité4.

Les règles de conduite des relationnistes peuvent alors devenir de simples valeurs de façade et des plaidoyers pro-relations publiques.

Extrait de l’analyse de Chantal Francœur

Depuis, tout indique que ce phénomène s’est accentué. Que l’on parle du droit au logement, des conditions de vie des aînés ou de l’horreur qui se déploie à Gaza, mes calepins et ma messagerie, tout comme ceux de mes collègues, sont pleins à craquer de ces réponses formatées qui n’en sont pas émanant de Québec ou d’Ottawa.

« Nous sommes très préoccupés par le sujet x, y, z », nous dit-on sans rien dire.

Et que fait-on de ce sentiment de « préoccupation » ? Bien souvent rien, ou trop peu de choses.

Lorsqu’on demande de parler de vive voix au fonctionnaire ou à l’employé responsable d’un dossier, on nous répond qu’il leur est interdit de parler et qu’il faut passer par les relationnistes. Mais à qui peut-on parler quand ceux que l’on a désignés pour parler ne disent rien ?

Il nous restera toujours les fantômes.

1. Lisez l’article « France-Élaine Duranceau devrait s’excuser, réclame le PQ » 2. Lisez l’article « Canada recognizes housing as a human right. Few provinces have followed suit » sur le site du Toronto Star (en anglais) 3. Consultez la page web de la Journée mondiale de la liberté de la presse 4. Consultez l’analyse de la professeure Chantal Francœur