Le nouveau Sénat n'est pas un monstre qui se retourne contre son créateur Justin Trudeau. Du moins, pas encore. Pour l'instant, la bête est polie. Quand elle montre les dents, c'est pour faire une demande assez modeste : que l'on réfléchisse bien avant de voter une loi. Et la surabondance de réflexion n'est pas notre principal problème politique...

Si les sénateurs dérangent, c'est parce qu'on n'était pas habitués à ce qu'ils travaillent. Bien sûr, on comprend ceux qui critiquent leur légitimité, mais pour abolir le Sénat, il faut modifier la Constitution, et les provinces le refusent. Il faut donc choisir ce qu'on préfère : un Sénat sur les barbituriques ou un Sénat vigilant.

Tant qu'à avoir une deuxième chambre, aussi bien la rendre utile.

C'est dans ce contexte que Justin Trudeau a proposé une approche audacieuse. Lorsqu'il était dans l'opposition, il a expulsé les sénateurs du caucus libéral, afin de les rendre indépendants malgré eux. Et après son élection, il a réformé le mode de nomination pour que les nouveaux sénateurs soient non partisans.

Pour l'instant, c'est une réussite. Le Sénat a très bien fait son travail de relecture dépassionnée des projets de loi. Les non-élus ont proposé des amendements au quart des projets de loi du gouvernement Trudeau. Même si c'est nettement plus que la moyenne des dernières décennies, cela ne reste que six projets de loi amendés en 18 mois.

Le Sénat n'a donc pas outrepassé son rôle. D'autant que dans la majorité des cas, ses propositions d'amendement ne portaient pas sur des idées partisanes, mais plutôt sur des principes démocratiques qui devraient rallier tous les partis. Les sénateurs ont réagi lorsque le gouvernement menaçait de violer un jugement de la Cour suprême (suicide assisté), violer les compétences du Québec et précariser les consommateurs (protection contre les banques) ou noyer un débat complexe dans un document mammouth (banque de l'infrastructure). Et surtout, chaque fois que la Chambre des communes a rejeté leurs propositions, les sénateurs ont fait ce qu'ils devaient faire : rien. En tant que non-élus, ils ont pris acte de leur faible légitimité en renonçant à bloquer le gouvernement.

Pour l'instant. Quelques nuages se pointent toutefois à l'horizon. Dans les prochains mois, 11 postes de sénateurs devront être pourvus. Au terme de ces nominations, les indépendants deviendront majoritaires. Or, il n'existe pas de norme claire pour savoir comment cette nouvelle cohorte doit se comporter face aux élus. Et on sait que certains sénateurs conservateurs et libéraux amers de leur expulsion n'ont pas particulièrement envie que la réforme de M. Trudeau fonctionne...

Les sénateurs devront s'autodiscipliner. Ils devront éviter de faire du zèle en amendant trop de projets de loi en fonction de leurs valeurs personnelles, car ils ne sont ni élus ni redevables à la population.

Ce rôle revient au gouvernement responsable. Et, on le répète, ils devront éviter de bloquer un projet de loi, comme ils semblent eux-mêmes l'avoir bien compris.

Cela dit, il n'y a rien de neuf dans ces débats. La légitimité du Sénat est remise en question depuis les débuts de la Confédération, et la nomination de sénateurs partisans n'empêchait pas les dérapages. Au contraire, il pouvait les encourager - la plus récente crise remonte au gouvernement Mulroney, où les sénateurs libéraux bloquaient la taxe de vente conservatrice. M. Mulroney avait dû nommer d'urgence huit sénateurs conservateurs pour sauver son projet de loi. Ajoutons que dans la dernière année, les sénateurs indépendants ont voté plus souvent avec le gouvernement que leurs collègues libéraux ou conservateurs.

Si le nouveau Sénat empêche le gouvernement Trudeau d'adopter son programme, il remettra lui-même en question sa pertinence, qui est déjà suspecte auprès d'une bonne partie de la population. Cette menace de mort continuera de lui imposer une certaine prudence.

Car on doit se rendre à l'évidence : à ce jour, même si cela ne plaît pas toujours à M. Trudeau, son pari fonctionne.

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