Le détournement des données de dizaines de millions d'utilisateurs de Facebook à des fins de manipulation électorale le prouve une fois de plus : on ne peut pas laisser cette entreprise gérer des montagnes de renseignements personnels comme bon lui semble. L'heure n'est plus aux excuses ni aux promesses, les États doivent s'en mêler.

Les élus américains et britanniques, le commissariat à l'information du Royaume-Uni, la Federal Trade Commission américaine, l'Union européenne, le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada, les actionnaires, le grand public : Facebook est la cible de pressions sans précédent depuis que l'affaire Cambridge Analytica a éclaté vendredi dernier. Et pour cause.

Une firme qui, en payant moins de 300 000 usagers Facebook pour télécharger son application, a eu accès à 50 millions de profils qu'elle a utilisés pour influencer des campagnes électorales - dont la dernière présidentielle américaine...

La mécanique révélée par le New York Times et le Guardian est encore plus perverse que les tentatives d'ingérence russe au sujet desquelles Facebook avait dû s'expliquer jusqu'ici.

Bonne nouvelle : beaucoup d'abonnés viennent enfin de réaliser que leurs informations peuvent être utilisées à leur insu, et à des fins qu'ils n'auraient jamais autorisées.

Moins bonne nouvelle : l'indignation risque de se dissiper rapidement et, avec elle, la perspective d'un encadrement digne de ce nom pour les réseaux sociaux.

Ce qui choque dans cette histoire, c'est le motif pour lequel les usagers ont été ciblés. Le but n'était pas de leur vendre un sac à main ou une semaine dans un tout-inclus, mais d'influencer un scrutin. Or, combien d'électeurs sont prêts à admettre que leur choix politique pourrait avoir été manipulé par une publicité ou une information vue sur Facebook? L'opinion des autres, peut-être, mais la leur? Et pourtant... On voudrait voir combien d'électeurs démocrates ont été convaincus par leur fil Facebook de rester chez eux plutôt que d'appuyer cette «Crooked Hillary». On ne le saura sans doute jamais. Mais la seule idée qu'un réseau de cette envergure puisse servir à influencer des citoyens sur la façon dont ils utilisent, non pas leur argent mais leur droit de vote, ne peut pas nous laisser indifférent.

Aujourd'hui, tout le monde est en mode gestion de crise.

Cambridge Analytica a suspendu son chef de la direction après que la chaîne britannique Channel 4 l'eut montré hier en train de vanter son rôle dans la victoire de Donald Trump et ses autres tactiques électorales - corruption de candidats, escortes ukrainiennes, etc.

Facebook dit que les applications n'ont plus accès à autant de données, que la protection de celles-ci compte beaucoup pour elle, et qu'elle pourrait entreprendre des recours contre Cambridge Analytica. Et qui sait, le grand patron, Mark Zuckerberg, finira peut-être par aller répondre lui-même aux élus américains et britanniques qui réclament des explications avec insistance.

Tant mieux, mais les États démocratiques ne peuvent plus se contenter d'excuses, de correctifs et de promesses.

Les réseaux sociaux comme celui de Facebook, avec la richesse de leurs données, leur force de diffusion, leur puissance de vente, l'insouciance de leurs utilisateurs et la complexité changeante de leurs conditions d'utilisation, offrent un climat propice aux abus de toute nature, y compris politique.

L'enjeu est trop important pour qu'on s'en remette aux efforts d'autoréglementation des entreprises intéressées - surtout quand nos lois désuètes leur mettent la barre si bas en matière de protection de la vie privée.

Les gouvernements doivent prendre leurs responsabilités et s'atteler à ce que des entreprises comme Facebook semblent incapables de faire : s'interroger sur tous les risques de manipulation que présentent ces réseaux, et prendre des mesures suffisantes pour prévenir et contrôler les abus. Au Canada, cela passe par un renforcement des pouvoirs du commissaire à la vie privée, et par une révision en profondeur de la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques.

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L'AFFAIRE CAMBRIDGE ANALYTICA

1 $ à 2 $ :

Montant offert aux abonnés Facebook qui acceptaient d'installer l'application donnant accès à leur profil et à ceux de leurs amis

270 000 :

Nombre d'abonnés ayant installé l'application

50 millions :

Nombre de profils Facebook auxquels la firme a ainsi eu accès

200 :

Nombre d'élections que la firme aurait tenté d'influencer dans le monde

- Sources : The New York Times, The Guardian

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