L’ancienne journaliste et députée Paule Robitaille parcourt l’Europe depuis quelques semaines afin de rendre compte des impacts concrets de l’invasion russe en Ukraine.

(Kyiv) Les vitres du train de nuit qui m’amène à Kyiv sont toutes recouvertes de ruban adhésif transparent. Mes voisines de compartiment m’expliquent, sceptiques, que cela nous protégera des roquettes russes. Elles rient. « Ne vous en faites pas. Tout ira bien ! » Reste qu’on y pense quand même. Durant le trajet, nous subissons les contrôles réguliers des autorités et la visite d’un chien renifleur. Après tout, j’entre dans un pays en guerre.

Six heures du matin, nous arrivons à la gare de Kyiv. Nous suivons un filet de lumière chétive jusqu’à la sortie. Le chauffeur de taxi entre l’adresse de mon amie Tatiana Koctiouk dans son téléphone cellulaire. Nous sommes plongés dans le noir, mais Google Maps nous montre le chemin. Sur le pont qui traverse le Dniepr, les immeubles apparaissent comme des colonnes d’ombres menaçantes. Il est six heures trente du matin et je suis rassurée et émue de voir Tatiana m’attendre dans le froid humide devant son immeuble. « On a de l’électricité, me lance-t-elle avant quoi que ce soit. Ça devait s’arrêter à six heures, mais ça tient toujours. Allez ! Vite ! Entre dans l’ascenseur avec ta valise. Moi, je monte à pied. Si l’électricité coupe, j’appellerai le concierge. » Le vieil ascenseur grince à gros bruit. Je croise les doigts au fur à mesure qu’il monte et je pousse un immense soupir lorsque la porte s'ouvre finalement au 10e étage.

  • Tatiana Koctiouk 

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    Tatiana Koctiouk 

  • Vue de l’appartement de Tatiana, où Paule Robitaille séjourne à Kyiv

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    Vue de l’appartement de Tatiana, où Paule Robitaille séjourne à Kyiv

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Tatiana me rejoint haletante. Elle ouvre la porte de son appartement sympathique et chaleureux qui contraste avec l’allure glauque de son immeuble soviétique de l’ère Brejnev. On s’empresse de faire du thé. On ne sait jamais quand tout lâchera. On souffle un peu et se réjouit de se retrouver. Son plus jeune fils étudie à Prague. L’aîné a rejoint l’armée ukrainienne. Mais tout va bien. Et voilà qu’elle allait prendre sa douche quand tout s’éteint. Qu’à cela ne tienne ! Elle allume une chandelle et se lavera à l’eau tiède.

En allant au bureau, elle me dépose au centre commercial où je rencontre Natalia, ma recherchiste. J’entends le ronron des génératrices partout.

On se retrouve au « Tea Room ». On y sert un excellent café. À peine arrivée, elle m’annonce calmement que la Russie vient de lancer une pluie de missiles. « Ça pourrait être gros », me dit-elle.

CAPTURE D'ÉCRAN FOURNIE PAR L'AUTEURE

Avertissement de tirs de missiles

Tous les gens au centre commercial semblent avoir reçu l'alerte en même temps, ils se dirigent tous vers la sortie en regardant leur téléphone. « Tu veux qu’on aille faire le tour de la ville ? En auto, il n’y a pas vraiment de danger », me dit Natalia.

Je préfère suivre le troupeau qui s’engouffre dans le métro, station Kharkiv. Nous y sommes environ un demi-millier. Je ne sens aucune panique.

  • Un jeune homme est absorbé par un cours de mathématiques en ligne.

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    Un jeune homme est absorbé par un cours de mathématiques en ligne.

  • Des gens dans le métro à Kyiv

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    Des gens dans le métro à Kyiv

  • Des mères et leurs enfants regardent des dessins animés sur leur tablette. D’autres jouent aux cartes.

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    Des mères et leurs enfants regardent des dessins animés sur leur tablette. D’autres jouent aux cartes.

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Les uns sont assis sur les marches des escaliers, les autres, debout sur la plateforme, agglutinés autour des colonnes qui offrent des chargeurs pour téléphones et portables. Des « babouchkas » papotent. Des mères et leurs enfants regardent des dessins animés sur leur tablette. D’autres jouent aux cartes. Un chien beagle gruge son os. Un jeune homme est absorbé par un cours de mathématiques en ligne. Mais la plupart suivent en direct l’attaque sur leur téléphone. « Vingt missiles entreront dans l’espace aérien ukrainien… Mettez-vous à l’abri ! Cinquante missiles de croisière ont volé au-dessus de la capitale… notre défense aérienne fait son travail… Après les explosions, la lumière scintille dans la région de Kyiv… coupez l’alimentation de vos appareils électriques ! »

Entre-temps, j’en profite pour parler à une comptable qui discute « menus des Fêtes » avec ses collègues. « Le plus difficile, ce ne sont pas les pertes de courant, me dit-elle. C’est de ne jamais savoir quand et où ça va tomber. C’est de n’avoir aucune idée quand ça finira. »

L’électricité chancelle dans le métro et revient.

Tout à côté, un jeune couple serre très fort par les épaules sa petite fille de 6 ans. « Bien sûr qu’elle a peur. » Mais cela n’empêche pas la famille de l’envoyer à l’école, qui a un abri en cas d’attaque.

J’entends un bip-bip à gauche, à droite. Je regarde sur mon téléphone : « Feu vert. Il n'y a plus de danger. » Le mot d’ordre est donné. Une voix au haut-parleur le confirme. On sort tous.

Natalia et moi partons donc au centre-ville faire des courses. Le trafic a repris. Les gens reviennent du travail. Les bars et les cafés sont bondés. Dans la rue, devant un kiosque, j’entends Harry Belafonte qui chante Noël. Voilà l’une des pires pluies de missiles depuis l’invasion russe, mais la capitale ukrainienne s’entête. Elle vit, fébrile, comme s’il n’y avait pas de lendemain.

Je passe de la voiture de Natalia à celle de Tatiana. Nous revenons à la maison. À la radio, on apprend qu’il y aurait eu 70 missiles lancés sur l’Ukraine et que 60 d’entre eux auraient été abattus par la défense antiaérienne.

« Mais à quoi ils pensent, les Russes ? Qu’on va se soumettre ? Qu’on va demander à Zelensky d’arrêter tout cela parce qu’on manque d’électricité ou d’eau pour quelques jours ? » Si le régime de Poutine souhaite faire craquer les Ukrainiens en les soumettant à une crise humanitaire profonde, il n’y est pas encore et ça risque de ne jamais arriver.

Natalia se tait lorsqu’elle entend l’hymne national ukrainien qui joue à la radio. Nous regardons la ville du haut du pont. Il est vingt heures et les lumières des immeubles brillent de partout. Arrivées à la maison, on monte dans l’ascenseur sans trop penser. On se dépêche à faire fonctionner la bouilloire pour le thé. Je prends une douche, l’eau est chaude. Profitons. Qui sait de quoi demain sera fait ? Grosse journée…