On tutoie tout le monde. On a le nez plongé en permanence dans notre téléphone cellulaire. On se tient mal à table. On ne cède plus sa place à une personne âgée. On est dans sa bulle. Avons-nous perdu le sens du savoir-vivre et de l’étiquette ? Et où nous situons-nous par rapport à l’Europe ?

« À partir du moment où on tutoie son supérieur hiérarchique, qu’on va au bureau en jean et en t-shirt, qu’il y a de moins en moins de soupers intergénérationnels dans les familles, ça se reflète dans nos comportements. Il y a du relâchement, beaucoup de relâchement », constate Julie Blais Comeau, spécialiste de l’étiquette et autrice de Quoi dire, comment faire et quand. « En Europe, on est beaucoup plus formel, il y a plus de respect envers les aînés, envers la hiérarchie. Et le vouvoiement est encore de mise. »

Ce que confirme Philippe Lichtfus, professeur d’étiquette contemporaine à l’Institut supérieur de marketing du luxe à Paris. « Le vouvoiement est encore très utilisé au quotidien, même si on tutoie davantage, surtout chez les plus jeunes. Je dirais qu’on tutoie avec respect et ça ne me choque pas », lance-t-il en entrevue téléphonique.

Les « vraies » bonnes manières ? Elles existent depuis longtemps, ont été codifiées en fonction des époques, mais celles sur lesquelles se basent Paris et les pays francophones datent de Napoléon III. Il est temps de les remettre au goût du jour !

PHOTO ARNAUD DU JARDIN, FOURNIE PAR PHILIPPE LICHTFUS

Philippe Lichtfus

En France, par exemple, dans certains milieux, dire « Bon appétit » renvoie à la digestion. « C’est souhaiter un bon déroulement gastrique et c’est malpoli, explique l’auteur du Manuel du savoir-vivre contemporain. On souhaitait “Bon appétit” depuis la fin du Moyen Âge, toutes classes sociales confondues. Mais à cette époque, il n’y avait pas de problème à parler de digestion ! Au XIXe siècle – époque très puritaine –, avec l’arrivée des nouvelles classes sociales, il n’était plus convenable de parler de ça. La bonne société a dit : “ça suffit, c’est malpoli”. Encore aujourd’hui, si vous souhaitez bon appétit, on va vous regarder d’un air méprisant. C’est un vrai marqueur social. On a décomplexé les choses au Québec et en Amérique du Nord. Vous êtes plus naturels dans votre approche, il y a plus de spontanéité, moins de règles, vous êtes en avance. »

Lécher son couteau

Pour la spécialiste française de l’étiquette Marie De Tilly, la France reste une référence en matière de bonnes manières et elle ne voit pas d’un bon œil ce côté naturel. « L’éducation française est plus rigide, mais on apprend aux enfants à bien se tenir à table, à demander la permission s’ils veulent prendre la parole ou sortir de table. Alors qu’en Amérique du Nord, les enfants ont le droit de tout faire, l’éducation est beaucoup moins sévère, d’où le manque de bonnes manières une fois adultes. Je le vois bien, les Nord-Américains ne savent pas se tenir ! », constate-t-elle.

PHOTO FOURNIE PAR MARIE DE TILLY

Marie De Tilly, spécialiste de l’étiquette

Les coudes sur la table, la position avachie à table. Certains lèchent même leur couteau ! Il y a pire dans la vie… mais quelqu’un qui ne sait pas se tenir à table va donner une mauvaise image de lui-même ou de l’entreprise qu’il représente.

Marie De Tilly, spécialiste de l’étiquette

Marianne Camirand donne des ateliers de savoir-vivre à des gens de tous les âges. Elle reçoit beaucoup d’appels de grands-parents qui constatent que leurs petits-enfants ne savent pas tenir leurs couverts à table ou mangent la bouche ouverte. « Beaucoup d’enfants tiennent leurs couverts comme un poignard et non comme un crayon, remarque la Québécoise. Je donne aussi des ateliers dans les écoles en 5e secondaire en préparation du bal des finissants où il est question de l’étiquette à table. L’étiquette et le savoir-vivre, c’est plus important qu’on pense. Par exemple, à la course aux stages, les finissants universitaires en droit vont avoir un 5 à 7 avec de grands cabinets d’avocat sous forme de cocktail dînatoire et ils vont être évalués sur leur savoir-être autant que sur leurs compétences intellectuelles. »

« En Amérique du Nord, beaucoup de repas au quotidien se font avec la télévision, alors qu’avant on y apprenait à converser, à échanger, on s’intéressait à l’autre, et quand il y avait des invités, on adaptait son comportement et son langage. Tout ça se perd et ça se reflète sur l’étiquette », observe Julie Blais Comeau.

En Europe, et encore plus en France, on passe beaucoup de temps à table. « La signature d’un contrat se fera autour d’une table dans un restaurant, alors que ça se fera davantage dans un bureau en Amérique du Nord », estime Marie De Tilly.

Lâche ton cellulaire !

Et le téléphone cellulaire ? Les spécialistes interrogés sont unanimes sur la question, il ne fait pas partie des couverts, il n’a absolument pas sa place à table. « Quel que soit le pays, le téléphone cellulaire à table est un fléau. C’est malpoli. Lors d’un repas, la seule exception, c’est quand on demande de le garder parce qu’on attend un appel urgent. En dehors de ça, c’est déplacé. C’est un manque d’éducation totale de prendre son téléphone à table. Mais on est devenu complètement accro », analyse Philippe Lichtfus.

L’appareil nous coupe aussi du monde.

PHOTO FOURNIE PAR JULIE BLAIS COMEAU

Julie Blais Comeau, spécialiste de l’étiquette

On ne cède plus sa place dans les transports en commun, car on a le nez dans son téléphone cellulaire. On ne regarde plus autour de soi, on ne voit plus la mère avec de jeunes enfants ou la personne âgée. On est dans notre bulle et on ne se soucie plus des autres.

Julie Blais Comeau, spécialiste de l’étiquette et autrice

La solution ? « L’éducation. Il faut des cours de savoir-vivre et de bonnes manières dans les écoles. Je prêche pour ma paroisse, mais il y a un vrai besoin », pense Mme Blais Comeau.

Philippe Lichtfus est plus optimiste. « Depuis les années 1960, tout l’Occident a connu un abandon de certains codes d’étiquette. Il y a un lâcher-prise des valeurs plus anciennes, mais ça fait place à autre chose, à la bienveillance notamment et à des réactions plus instinctives, plus directes. Ce qui correspond à l’époque contemporaine. J’enseigne à des jeunes à l’université qui répondent quand on leur fait une remarque, alors qu’on se taisait autrefois. Ils ne se laissent pas faire et c’est très bien ainsi. J’ai confiance en la jeunesse. »