« Mon ex est un pervers narcissique. » Qu’on tire cette conclusion en furetant sur les réseaux sociaux, qu’on la confie à son thérapeute ou qu’on la clame haut et fort, accoler l’étiquette de « narcissique » à son ex-conjoint est une pratique fréquente. Prise de conscience salvatrice ou exercice périlleux ?

Les problèmes de santé mentale sont de plus en plus abordés dans l’espace public. Le trouble de la personnalité narcissique – qui fascine – est abondamment traité dans les médias, tant dans les films et les séries que sur les plateformes des réseaux sociaux. « Les signes qu’on fréquente un narcissique » ; « les secrets du pervers narcissique » : le mot-clic « narcissist » est associé à 2 millions de publications sur Instagram seulement.

Parler de santé mentale dans les médias est une chose « super positive », mais lorsqu’on le fait de manière brève, sur les réseaux sociaux, ça laisse place à une certaine improvisation, indique Laura El-Hachem, travailleuse sociale, thérapeute conjugale et familiale et psychothérapeute. « Quand on se base sur un Reel [une courte vidéo] de 30 secondes pour analyser notre relation, on manque de nuance, parfois », résume-t-elle.

Les trois professionnels à qui nous avons parlé s’entendent : dans la dernière décennie, l’étiquette de « narcissisme » revient de plus en plus souvent. « Avant, c’était peu connu, souligne Yves Dalpé, psychologue, docteur en sexologie et auteur. Maintenant, les gens sont plus conscients de ça, mais ils peuvent aussi utiliser ce diagnostic à tort et à travers. »

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Hubert Van Gijseghem, psychologue et expert psycholégal

Le psychologue Hubert Van Gijseghem est expert psycholégal depuis près de 60 ans. Aujourd’hui, dit-il, le trouble de la personnalité narcissique est allégué dans « à peu près le quart » des causes familiales où il est impliqué. Le plus souvent, c’est la femme qui découvre, après la séparation, que l’homme avec qui elle a vécu plusieurs années est en réalité un « pervers narcissique » ou un violent contrôlant. « Les gens qui souffrent d’une séparation sont fragiles à une interprétation qui leur enlève leur culpabilité et leur anxiété. Ils comprennent enfin », illustre Hubert Van Gijseghem, qui voit là une forme d’idéologie.

Expert des personnalités narcissiques, Hubert Van Gijseghem décrit le vrai narcissique comme un être qui se sent grandiose, qui a de la difficulté à aimer quelqu’un d’autre que lui-même, qui utilise l’autre pour être admiré, et qui met l’autre en cause lorsque quelque chose ne fonctionne pas.

Le narcissique donne à sa victime de la « nourriture narcissique » (« tu es la plus belle, la meilleure », etc.), mais à dosage homéopathique, dit-il, et en général, ses relations sont de courte durée. « Vivre avec un vrai narcissique, c’est autre chose que de vivre 15 ans avec quelqu’un qui nous irrite une fois par jour », résume Hubert Van Gijseghem.

La vie conjugale est peuplée de petits déséquilibres, de désaccords, de conflits, souligne-t-il. Le risque, après la séparation, c’est d’interpréter ces irritations du passé avec cette « vision en tunnel » de la victime et du bourreau. « Je vous l’assure, tôt ou tard, les enfants en sont très souvent contaminés », se désole le psychologue.

Limites transgressées

Il est vrai que les femmes sont plus nombreuses à qualifier leur ex-conjoint de narcissique que l’inverse, mais les hommes n’échappent pas à la tentation d’étiqueter leur ex non plus. « De façon stéréotypée, on entend aussi des hommes utiliser le trouble de la personnalité limite pour parler des grosses réactions de leur ex-conjointe », précise Laura El-Hachem.

La psychothérapeute ne va pas nécessairement corriger de façon directe l’affirmation de sa patiente ou de son patient : elle va plutôt recadrer le discours autour des traits de l’ex et des comportements qui ont transgressé les limites. « Souvent, c’est super bien reçu », dit-elle.

En thérapie, cette recherche de sens peut avoir une fonction réparatrice, estime Laura El-Hachem : elle permet de se connecter à ses états de colère et de résilience, et de mettre en place des mécanismes d’autoprotection.

« À la limite, ça facilite la guérison de la blessure d’égo et de la blessure de rejet qu’on va souvent avoir à la suite d’une séparation », souligne-t-elle.

N’empêche, dit-elle, tout dépend du contexte. Parler des traits ou des comportements manipulateurs ou transgressifs de son ex-conjoint à son thérapeute ou à son confident est une chose. Mais c’en est une autre de traiter son ex de narcissique devant des amis communs ou – pire – les enfants. « Si la personne aliène l’ex-conjoint, c’est là où ça devient inadéquat », dit Laura El-Hachem, qui rappelle aux patients concernés l’importance de tenir les enfants à l’écart de ce discours.

Le psychologue Yves Dalpé souligne pour sa part que les deux conjoints « ne se choisissent pas par hasard » : en général, dit-il, ils ont environ le même niveau d’adaptation à la vie. « Si je pense que ma conjointe est très narcissique, il y a des grosses chances que moi, je sois moi-même très autre chose », illustre-t-il. Typiquement, dit-il, on va retrouver un narcissique avec une personne dépendante.

On peut très bien avoir des traits narcissiques ou dépendants sans pour autant avoir un trouble de la personnalité. C’est une question de degrés, dit Yves Dalpé. Lorsque le couple est encore ensemble, il est possible de travailler sur ces traits, en invitant l’un à améliorer son empathie et l’autre à s’exprimer davantage, par exemple. « Le danger, c’est de se voir comme la victime d’un gros méchant, dit Yves Dalpé. Ça me fait toujours mal au cœur, parce que souvent, il n’y a pas d’issue. »