Florence-Agathe Dubé-Moreau, commissaire en art contemporain, mène une carrière florissante. La plus récente expo sur laquelle elle a collaboré, celle sur Françoise Sullivan, sera bientôt présentée au Musée des beaux-arts de Montréal. Un milieu à mille lieues du microcosme qu’elle vient tout juste de quitter.

Celui de la NFL.

Ces 10 dernières années, cette jeune Québécoise a vécu dans ses valises. Entre Montréal, où elle travaillait, et Kansas City et New York, où son conjoint, Laurent Duvernay-Tardif, jouait au football. Là-bas, elle a intégré la communauté des WAG. Les « Wives and Girlfriends » des footballeurs. Un gros choc culturel. Ses valeurs ont été mises à l’épreuve. Pour reprendre ses mots, elle s’est sentie comme « une extraterrestre ».

C’est cette expérience que Florence-Agathe Dubé-Moreau raconte dans son essai Hors Jeu, que vous trouverez en librairie cette semaine. Si l’autrice se définit comme une extraterrestre, son livre, lui, est un ovni dans la littérature sportive québécoise. Un projet singulier. Un regard unique.

Dans la première partie de l’essai, riche en anecdotes personnelles, elle témoigne de sa réalité de WAG. Elle lève le voile sur des situations tout aussi troublantes qu’absurdes. C’est captivant. Les deux autres parties, à mi-chemin entre le pamphlet et la thèse d’université, portent sur le rôle des femmes dans les ligues professionnelles masculines en Amérique du Nord. Le propos est pertinent. La recherche est exhaustive. Ça donne le goût de s’indigner. Mais ça étonne moins que les premiers chapitres.

D’entrée de jeu, Florence-Agathe Dubé-Moreau met cartes sur table. Être en couple avec un footballeur, ce n’était pas un plus. « J’ai longtemps évité de mentionner aux gens de mon milieu que j’aimais un athlète qui évoluait dans la NFL », écrit-elle. Pourquoi ? lui ai-je demandé en entrevue. « Parce que j’anticipais devoir répondre aux mêmes préjugés que j’avais envers les joueurs de football.

— Même si Laurent avait étudié en médecine ?

— Même à ça [rires] ! »

Les débuts de Laurent Duvernay-Tardif dans la NFL l’ont bousculée. « Une personne féministe peut-elle être en couple avec un joueur de football ? Puis-je apprécier une industrie dont je condamne certaines valeurs ? », se demande-t-elle dans son essai. On la sent tourmentée. Déchirée. En quête de réponses.

Plusieurs fois dans le récit, elle revient sur des moments qu’elle a trouvés malaisants. « Certains échanges me prenaient de court. Lors de mon premier dîner de l’Action de grâce à Kansas City, je me rappelle une discussion sur les responsabilités des épouses [wife duties], où j’ai dû justifier pourquoi je ne portais pas de jersey avec l’inscription ‟Mrs Duvernay-Tardif" brodée au dos. »

Elle dresse aussi une longue liste des exigences esthétiques des clubs envers les cheerleaders. Genre ? « Les Ravens pourront, mensuellement ou lors de jours de matchs, procéder à des vérifications, et vous pourrez être [recommandées] à nos coiffeuses et maquilleuses. » Ou encore, cette perle tirée du code de conduite des Jills de Buffalo, les cheerleaders des joueurs des Bills : « Rincez souvent le rasoir lorsque vous vous rasez. Surtout après avoir nettoyé une nouvelle région. »

Contrairement aux préjugés, les WAG, explique-t-elle, sont pour la plupart des femmes éduquées. « Celles que je connais sont agentes d’immeuble, journalistes, éducatrices spécialisées, kinésiologues, entrepreneures, lobbyistes, influenceuses, programmeuses, comptables, avocates, consultantes en ressources humaines. Elles ont un bac, une maîtrise, un MBA, réussi l’examen du Barreau. »

Sauf que plusieurs d’entre elles ont mis leur carrière en veilleuse pour soutenir leur mari. « Une fois mariées, elles s’occupent du (ou des) logis et ont bientôt des enfants. Si elles ont un emploi, ces charges logistiques et mentales s’ajoutent à leur travail rémunéré. »

Florence-Agathe Dubé-Moreau, elle, a décidé de poursuivre sa carrière. Même sans enfant, la logistique pouvait être compliquée. « J’essaie d’avoir l’air en contrôle, d’avoir l’air épanouie, au sein d’une industrie [la NFL] qui ne prend absolument pas en considération mon existence, écrit-elle. Je me contredis. Je m’épuise. J’apprends. »

Imaginez maintenant les enjeux lorsque vient le temps de fonder une famille. « J’ai entendu tellement de femmes s’épancher au sujet de leurs calculs pour accoucher au cours de la saison morte afin que leur mari puisse être présent. D’autres qui demandaient de faire induire l’accouchement le lundi, la journée de congé des Chiefs, pour ne pas être seule à l’hôpital. Au Super Bowl 2023, Kylie Kelce [la conjointe de Jason Kelce, des Eagles de Philadelphie], à 38 semaines de grossesse, a assisté au match de son mari accompagnée de sa gynécologue. »

Une réalité qui n’est d’ailleurs pas unique à la NFL. Il y a 10 jours, la conjointe du baseballeur Marcus Semien a planifié son accouchement entre les quarts de finale et la demi-finale, pour que son mari soit présent.

Dans une autre anecdote, Florence-Agathe Dubé-Moreau démontre la charge mentale qui incombe aux WAG en racontant l’histoire d’une conjointe stressée d’avoir oublié de mettre quelque chose dans la valise de son mari, avant un match. « Bien que je ne voie pas pourquoi des hommes adultes vivent dans un univers où ils ne sont pas tenus de faire eux-mêmes leur valise, je comprends mieux le stress de ces femmes au regard du poids des traditions qu’elles souhaitent porter. »

La NFL, vous l’aurez compris, ne favorise pas la conciliation travail-famille. « Pourtant, tous les joueurs sont en âge d’avoir une famille », me dit-elle. Elle suggère à la NFL d’instaurer un programme de congé parental d’« au moins deux semaines », ainsi que des garderies dans les stades et les sites d’entraînement.

Être conjointe d’un footballeur de la NFL, c’est aussi jouer aux G.O. Aux gentils organisateurs. Un angle mort dont je n’avais jamais entendu parler, avant son témoignage. « Même les joueurs ne savent pas trop de quoi il en retourne, n’ayant eux-mêmes jamais assisté à une partie dans leur stade, et certainement jamais organisé un barbecue dans le stationnement du Arrowhead pour 20 convives avec des laissez-passer [pour le] terrain avant le match, et des personnes assises dans trois sections différentes du stade, mais qui doivent toutes se retrouver après la victoire dans l’antichambre au sous-sol d’un bâtiment quatre fois grand comme le Centre Bell pour être conduites sur le terrain rejoindre Laurent. » Et si elle refuse ? « Elle s’expose à être perçue comme paresseuse, égoïste et hautaine. »

Le récit aborde également les rapports de force créés par les salaires astronomiques des joueurs. « Quand le conjoint gagne en un match ce que la conjointe pourrait récolter en 10 ans, un voile d’absurdité recouvre les questions d’argent dans le couple. » Cet écart, souligne-t-elle, « assigne ipso facto [les femmes] au rôle de gestionnaire du foyer et de responsable parentale, en compensation du fait qu’elles ne “travaillent” pas. »

On comprend, après la lecture du livre, que sa décennie autour de la NFL a été à la fois enrichissante et épuisante. Qu’elle a été marquée par des moments d’euphorie, comme les grandes victoires aux côtés de son amoureux, que par d’autres plus difficiles, notamment les fois où Laurent Duvernay-Tardif s’est blessé. « Même après neuf ans, je me sentais encore outsider. » Lorsqu’elle évoque ses premières années, elle écrit : « J’ai l’impression que j’agis au détriment des combats féministes, à l’encontre de mes propres valeurs. […] Je me sens en conflit avec moi-même. Et je suis fâchée d’être cette personne qui suit, qui s’adapte, qui se moule. Comme ma mère, avant moi, l’a fait pour mon père. Puis je suis triste. Je suis fâchée-triste. Et reconnaissante. Ce que je vis dans la NFL est extraordinaire – littéralement hors de l’ordinaire. »

Des déchirements qu’elle résume dans cette très belle formule, utilisée pour expliquer ses nombreux déplacements. « Je suis une longue plante aquatique sans racines. Forte et vigoureuse. Surtout très souple. »

Hors Jeu : chronique culturelle et féministe sur l’industrie du sport professionnel

Hors Jeu : chronique culturelle et féministe sur l’industrie du sport professionnel

Éditions du remue-ménage

236 pages

En librairie à partir du 24 octobre

Rectificatif

Dans une version antérieure de cette chronique, il était indiqué que les Jills de Buffalo est le nom des conjointes des joueurs des Bills. C’est plutôt celui des cheerleaders de l’équipe.