Une entrevue du New York Times avec une militante anti-grossophobie a fait réagir aux États-Unis. En résumé, Virginia Sole-Smith permet à ses filles de manger n’importe quoi, n’importe quand, pour qu’elles puissent apprendre à manger en fonction de leurs propres besoins. La Presse a réuni deux expertes pour discuter de cette approche… discutable.

Qui sont-elles ?

Julie St-Pierre

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

La Dre Julie St-Pierre

La Dre Julie St-Pierre est pédiatre et lipidologue. Elle est fondatrice de l’Approche 180, une approche interdisciplinaire dans la prévention et la prise en charge de l’obésité. Elle est l’auteure de Redonner la santé à toute la famille et Tout se joue avant 2 ans.

Karine Gravel

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Karine Gravel

Karine Gravel est nutritionniste et docteure en nutrition. Elle s’intéresse à l’alimentation intuitive, à la relation avec la nourriture et à l’image corporelle. Elle est l’auteure de De la culture des diètes à l’alimentation intuitive : réflexions pour manger en paix et apprécier ses cuisses.

Au New York Times, Virginia Sole-Smith explique que son garde-manger est rempli de collations – des Goldfish, des croustilles de pois vert, mais aussi des biscuits, des jujubes Welsh, du chocolat – et qu’elle laisse ses filles de 6 et 10 ans en manger à leur guise, même avant les repas ou à la place des repas. Est-ce ça, l’alimentation intuitive ?

kg et JSP : Non.

kg : Je ne suis pas surprise que cette entrevue fasse autant réagir aux États-Unis, une société obsédée par la minceur et le contrôle alimentaire. Là, on est complètement à l’autre extrême. En fait, les enfants ont besoin d’un encadrement flexible. Ce n’est pas d’avoir plein de restrictions, mais ce n’est pas non plus ce qu’elle propose. Manger intuitivement, c’est de manger les aliments dont on a envie, mais c’est aussi manger pour se sentir bien en termes de quantité et de choix alimentaire.

JSP : L’alimentation intuitive, c’est aussi apprendre à découvrir nos signaux de faim et de satiété. Si l’enfant n’a plus d’encadrement, qu’il a le droit de se gaver de biscuits au chocolat et qu’il a une petite dépendance au sucre, il ne va jamais apprendre à bien écouter ses signaux de faim et de satiété. Des fois, on mange par ennui. De nombreux articles le montrent, et la pandémie en a été un exemple fulminant : quand on perd l’encadrement et que les enfants se servent comme ils le veulent, c’est là qu’on observe une détérioration de leur santé cardiométabolique.

Intuitivement, un enfant ne va pas nécessairement manger ce qui va le rendre en santé, comme des fruits, des légumes, du blé entier ?

JSP : Non. L’alimentation a un effet sur les récepteurs dopaminergiques. Certains produits vont faire plus plaisir à notre cerveau que d’autres, et l’enfant va aller vers ces choix-là naturellement si c’est laissé sans encadrement.

kg : Je pense à l’exemple des neuf biscuits Oreo dans l’article du New York Times [Virginia Sole-Smith indique que, lorsqu’elle reçoit à la maison les amis de ses enfants, ceux-ci mangent neuf biscuits Oreo]. Si quelqu’un en mange trop, mon réflexe, ça va être de comprendre ce qui se passe. Est-ce que ce n’est jamais offert à la maison ? Des parents veulent tellement bien faire qu’ils n’achètent jamais rien de commercial. Une privation, ça peut amener un désir plus grand pour l’aliment quand c’est trop strict.

JSP : Il ne faut pas non plus démoniser le biscuit Oreo. Comme pédiatre qui travaille en obésité, j’achète des biscuits Oreo deux fois par année, et je ne vais pas laisser mon enfant en prendre neuf. Neuf Oreo, c’est 75 grammes de sucre. Chez un enfant de 6 ans, l’Organisation mondiale de la santé recommande un apport total de 12,5 grammes de sucre libre par jour [5 % de l’apport énergétique total].

Quand on restreint la consommation à deux biscuits, l’enfant ne risque-t-il pas de développer une obsession ?

JSP : Si l’enfant n’a pas de satiété face aux biscuits Oreo, c’est peut-être parce qu’il n’a pas déjeuné le matin ou qu’il n’a pas pris de collations nutritives dans l’après-midi. Il va arriver à la maison et se gaver dans un aliment plaisir. L’enfant qui a pris une vingtaine de minutes avec ses parents pour bien manger, avec sa portion de grains entiers, de protéines et de légumes, il a peu de risques de manger neuf biscuits Oreo après le repas. Dans un monde idéal, où l’approche méditerranéenne serait accessible à tous, on consommerait les aliments plaisir deux fois par semaine, trois fois maximum.

kg : Avec les enfants, on peut s’inspirer de la responsabilité partagée. Les parents décident des aliments offerts, avec une variété d’aliments sains et moins sains, ils décident de l’heure du repas et ils veillent à rendre l’ambiance agréable. La responsabilité de l’enfant, c’est de gérer les quantités. L’enfant peut aussi faire des choix, par exemple des fruits ou du yogourt au dessert. On peut offrir d’autres desserts, parfois – comme des biscuits, de façon flexible et aléatoire.

JSP : Le danger de laisser une liberté constante, c’est de former des mangeurs difficiles. On voit souvent des adolescents qui ne mangent aucun légume, en situation d’obésité grave, et on doit aller vers la chirurgie bariatrique ou de la médication alors qu’on aurait pu très jeune les sensibiliser…

Jusqu’à un certain point, faut-il forcer les enfants à manger des légumes ?

kg : Le goût sucré, c’est un goût qu’on dit inné, alors que pour les autres goûts – dont le goût amer –, ça peut prendre entre 10 et 15 expositions à un aliment nouveau avant de s’habituer. Si l’enfant n’aime pas ça du premier coup, les parents doivent continuer quand même d’en mettre un petit peu dans l’assiette. C’est une exploration. Il y a quelque chose de ludique là-dedans.

JSP : On peut commencer ça très tôt. Nous, on prend un petit calepin du Dollarama et les enfants doivent dessiner l’aliment qu’ils goûtent ou mettre un autocollant. Ils ajoutent un petit bonhomme sourire, un petit bonhomme pas content, ou même un petit bonhomme à moitié content. On le fait goûter jusqu’à 15, 20 fois, cuit, cru, congelé, assaisonné… Les parents participent aussi. Et la seule chose qu’on impose, c’est de ne plus dire : « je n’aime pas ça ». Ça fonctionne extrêmement bien.

Lisez l’article du New York Times (en anglais, abonnement requis)