Les pompiers sauvent des vies, souvent au péril de la leur. Et les brasiers qu’ils contribuent à éteindre ne sont pas la principale menace qui les guette, mais bien les cancers causés par les produits toxiques auxquels ils sont exposés au travail. À Montréal seulement, les cancers liés au travail ont fauché la vie de 77 pompiers depuis 15 ans. C’est 74 de plus que le nombre de pompiers morts en pleine action pour la même période.

À l’automne 2021, le directeur adjoint du Service de sécurité incendie de Montréal (SIM), Pierre Clermont, a commencé à chercher ses mots. « Il avait un petit peu de difficulté avec son langage. C’était bizarre. On se demandait s’il était fatigué », se remémore sa conjointe, Isabelle Lanthier.

C’est après avoir fait une crise d’épilepsie qu’il apprendra la mauvaise nouvelle. Pierre Clermont a reçu un diagnostic de cancer du cerveau, un glioblastome de phase 4, à l’âge de 52 ans.

Près de trois ans plus tard, la famille a accepté de nous raconter son histoire, en présence de M. Clermont, qui peine à parler, sa tumeur étant localisée dans la zone du langage dans le cerveau.

Quand on lui demande à quoi ressemble son quotidien, Pierre Clermont réussit à articuler « Oh boy », puis laisse sa conjointe répondre.

« Il est passé d’un pompier qui était très actif, très manuel, très sociable, à aujourd’hui, où il ne peut plus vraiment parler, il a de la difficulté avec la lecture, il perd l’équilibre. Il passe ses journées couché. Si ce n’était pas de moi et de ses enfants, je pense que Pierre ne serait plus là aujourd’hui. »

PHOTO DOMINICK GRAVEL, ARCHIVES LA PRESSE

Dans les 15 dernières années, 77 pompiers sont morts d’un cancer reconnu par la CNESST comme étant lié à leur emploi.

Près de 200 pompiers touchés 

Le cancer de Pierre Clermont a été causé par son emploi de pompier, a reconnu la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST).

Dans les 15 dernières années, 77 pompiers sont morts d’un cancer reconnu par la CNESST comme étant lié à leur emploi, selon les données obtenues par La Presse. Une centaine d’autres pompiers toujours en vie ont également vu leur cancer être reconnu, selon les données de l’Association des pompiers de Montréal.

« C’est énorme », s’exclame le président de l’Association, Chris Ross.

Ce nombre est sous-estimé, puisqu’il n’inclut pas les pompiers qui occupent un poste de cadre, comme c’est le cas de Pierre Clermont, et ne tient compte que de ceux qui ont réussi à être reconnus par la CNESST.

À Québec, ce sont 36 pompiers actifs, retraités ou morts qui ont reçu une reconnaissance de leur cancer auprès de la CNESST, selon les chiffres de l’Association des pompiers professionnels de Québec (APPQ).

Les nouveaux matériaux au cœur du problème

Nos habitudes de consommation exposent plus que jamais les pompiers à des matériaux qui, lorsque brûlés, libèrent une série de produits chimiques. « Il y a une trentaine d’années, tout était fait en bois. Maintenant, tout est à base de plastique et c’est hautement toxique. Ça dégage une série de produits chimiques connus pour causer le cancer », dit Chris Ross.

Les produits toxiques pénètrent dans le corps des pompiers de différentes façons, notamment par voie respiratoire. « Les tests d’étanchéité des masques sont réalisés sur des personnes fraîchement rasées qui ne bougent pas et ne parlent pas. Mais un pompier au milieu d’un incendie doit souvent parler ou crier, et il a chaud. Même en portant un bon masque, c’est très difficile de ne pas être exposé par voie respiratoire », explique la professeure à l’École de santé publique de l’Université de Montréal (UdeM) France Labrèche.

Et étonnamment, ce n’est pas seulement la fumée qui est en cause. De simples contacts avec la peau peuvent également augmenter le risque de cancer à long terme.

« Les pompiers aujourd’hui portent des cagoules, parce qu’on s’est rendu compte que la suie contaminait la zone du cou, où la peau est plus mince que celle des mains, par exemple », dit Mme Labrèche, qui s’intéresse aux risques de cancer professionnel.

Certaines mousses utilisées pour éteindre le feu sont aussi néfastes pour la santé, puisqu’elles contiennent des cancérogènes, indique la professeure.

PHOTO HUGO-SEBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

L’uniforme des pompiers comporte plusieurs couches de matériaux, dont certaines ayant des enduits classés comme cancérogènes.

L’uniforme des pompiers, essentiel pour les protéger entre autres du feu, des coupures et des contaminants, comporte plusieurs couches de matériaux, dont certaines ayant des enduits classés comme cancérogènes.

L’usure de l’uniforme peut libérer des substances nocives avant même d’aller au feu et il n’y a pas vraiment de test pour savoir quand l’uniforme devrait être changé.

France Labrèche, professeure à l’École de santé publique de l’Université de Montréal

En 2022, le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) a confirmé le risque de cancer auquel s’exposent les pompiers dans leur travail. Ce sont des scientifiques de huit pays, dont quatre du Canada, qui ont tranché sur la question.

PHOTO JOSIE DESMARAIS, ARCHIVES LA PRESSE

Aujourd’hui, les pompiers sont davantage sensibilisés aux risques, soutient le Service de sécurité incendie de Montréal (SIM).

« Le nez plein de suie »

Auparavant, la notoriété et l’expérience d’un pompier étaient évaluées à la saleté de son équipement. « Plusieurs pompiers vous le diront, il y a 10 ou 20 ans, revenir du feu tout sale, c’était merveilleux. Ça montrait que tu avais travaillé fort », dit la professeure France Labrèche.

Pierre était dans la génération où les pompiers se protégeaient beaucoup moins qu’aujourd’hui. Je l’ai vu arriver souvent à la maison avec le nez plein de suie.

Isabelle Lanthier, conjointe de Pierre Clermont

Aujourd’hui, les pompiers sont davantage sensibilisés aux risques, soutient le Service de sécurité incendie de Montréal (SIM). Chaque pompier possède désormais deux habits de combat, ce qui permet d’utiliser le deuxième en cas de contamination du premier. Une étude est aussi en cours à Montréal concernant la réduction de la présence de substances perfluoroalkylées et polyfluoroalkylées, ou PFAS, surnommées « polluants éternels », dans les équipements de travail.

Malgré les améliorations, il « reste encore beaucoup à faire » pour mieux protéger les pompiers, estime la professeure France Labrèche. De nouvelles techniques innovantes pour le nettoyage des uniformes pourraient notamment être mises au point, tout comme un test rapide pour évaluer l’étanchéité des masques sur les lieux d’un incendie.

Chris Ross souligne que les pompiers ont rarement le temps de retourner à la caserne pour se changer après un incendie, étant souvent appelés à intervenir ailleurs. « On prend d’autres interventions. Donc, on contamine le véhicule. On contamine les résidences des prochaines interventions », dit-il.

De son côté, le SIM soutient que ce sont « de rares cas d’exception » lorsque les pompiers ne sont pas temporairement mis hors service après un incendie pour effectuer les procédures nécessaires de décontamination.