La Dre Judith Joseph travaille à Manhattan, cœur économique de New York. Parmi ses patients, beaucoup sont très performants sur le plan professionnel… tout en présentant des symptômes dépressifs. Ces patients identifient leur mal-être à une affection spécifique : la dépression à haut niveau de fonctionnement (high-functioning depression).

Vous ne connaissez pas ce terme ? C’est normal. Cette affection n’est pas reconnue par l’Organisation mondiale de la santé ni par le DSM-5, le manuel américain qui recense les principales catégories de diagnostics des troubles mentaux. Par contre, sur l’internet, le concept fait son chemin depuis cinq ans. Le suicide de l’ex-miss USA Cheslie Kryst, qui souffrait selon ses proches d’une « dépression à haut niveau de fonctionnement », a contribué à populariser le terme, en 2022.

La Dre Judith Joseph, médecin psychiatre, s’y intéresse de près. Elle recrute des patients pour mener une étude sur le sujet – la première à l’aborder, selon elle. Très active sur les réseaux sociaux, « Dr. Judith » produit aussi des vidéos TikTok pour faire connaître les signes qu’elle attribue à la dépression à haut niveau de fonctionnement. L’une de ses vidéos a récolté 5 millions de visionnements. On l’y voit boire du café le matin au lieu de déjeuner, manger devant son ordinateur, faire défiler les publications de réseaux sociaux dans son lit…

La psychologue britannique Julie Smith, baptisée « la psy aux 20 millions de likes », a elle aussi publié une vidéo sur TikTok, également visionnée des millions de fois. Les « cinq principaux signes » de la dépression à haut niveau de fonctionnement, selon elle ? Ressentir un vide intérieur, mais ne pas le montrer ; travailler fort, mais sans enthousiasme ; s’engourdir avec les réseaux sociaux, les séries télévisées ou la malbouffe ; travailler fort pour avoir l’air heureux ; et se négliger, mais seulement à l’abri des regards.

Pas les critères

Selon la Dre Judith Joseph, ces patients ont des symptômes dépressifs, mais ils ne répondent pas aux critères de l’épisode dépressif majeur, un trouble reconnu dans le DSM-5. « L’épisode dépressif majeur doit perturber le fonctionnement, ou encore causer une détresse significative », explique la Dre Joseph. Or, dit-elle, beaucoup de ces personnes fonctionnent très bien (« elles dépassent les attentes ») et ne rapportent pas nécessairement de détresse. « Elles ne prennent pas le temps de ressentir les choses », illustre-t-elle.

Selon certains experts, cette « dépression à haut niveau de fonctionnement » est un simple dérivé du trouble dépressif persistant (ou dysthymie), une forme de dépression atténuée, mais persistante. Aux yeux de la Dre Joseph, la dépression à haut niveau de fonctionnement constitue plutôt un état avant-coureur du trouble dépressif majeur.

Quand un patient en présente les symptômes, la médecin psychiatre mise sur la prévention en explorant avec lui les facteurs sous-jacents, qu’ils soient biologiques (comme l’hérédité ou le cycle menstruel), sociaux (« trop de réseaux sociaux, trop de jeux vidéo, trop de magasinage, trop de substances ») ou psychologiques (de nombreux patients ont subi des traumatismes). « Le problème, avec les soins de santé occidentaux, c’est qu’on attend que la personne ne soit plus capable de fonctionner ou soit en détresse pour faire quelque chose », se désole-t-elle.

Médecin psychiatre à l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal, le DGeorges Pinard confirme qu’il est possible, pour des personnes dépressives, de demeurer fonctionnelles, à différents degrés. « Par contre, pour ces gens, c’est au prix de gros efforts, et ça a des répercussions dans toutes les sphères de la vie », dit le DPinard, chef médical du Service des troubles anxieux et de l’humeur.

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Georges Pinard, médecin psychiatre à l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal

Le DPinard n’avait pas entendu parler du terme « dépression à haut niveau de fonctionnement », qui, rappelons-le, n’a fait l’objet d’aucune étude publiée. Il s’explique aisément sa popularité sur les réseaux sociaux : le rythme de vie est stressant, rappelle-t-il, et on fait face à beaucoup de demandes et d’insécurité. « C’est sûr que, dans un contexte comme celui-ci, on est susceptible de se reconnaître dans certains de ces symptômes », dit-il.

Selon lui, c’est le point négatif dans tout ça : inquiéter des gens là où il n’y a pas nécessairement lieu d’avoir d’inquiétude.

On a souvent reproché au DSM-5 de trop médicaliser certaines situations qui peuvent être vécues par la plupart des gens à différents moments de leur vie, et c’est exactement ce qu’on fait en créant cette catégorie de troubles là.

Le DGeorges Pinard, médecin psychiatre à l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal

Le DPinard estime néanmoins qu’il n’est pas inutile de continuer à trouver de nouvelles choses et à chercher à les catégoriser. Il trouve le terme dépression à haut niveau de fonctionnement « intéressant », et n’exclut pas qu’il soit un jour étudié, et donc plus crédible. Sa popularité sur les réseaux sociaux a aussi l’avantage d’attirer l’attention des gens sur un problème plus sérieux, dit-il : l’épisode dépressif majeur.

La Dre Judith Joseph, pour sa part, a bon espoir que cette affection sera un jour reconnue comme un état avant-coureur de la dépression. Elle fait le parallèle avec le syndrome de l’imposteur, un phénomène qui ne figure pas dans le DSM, mais qui a été étudié et dont on parle. « Il faut de nombreuses études pour que les choses aboutissent dans le DSM-5, ça prend beaucoup de temps. C’est pourquoi je pense que les médias sociaux sont si puissants », conclut-elle.

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