Fin janvier, j’entrais dans la spectaculaire maison jaune, rue de Grand-Pré. Dès la publication de ce reportage1, deux femmes m’ont écrit. Non seulement elles avaient habité les lieux, mais elles se reconnaissaient sur la vieille photo archivée par les anciens propriétaires...

En discutant avec elles, j’ai vite compris que bien qu’elles soient sur le même cliché, les femmes ne se connaissaient pas. Elles ont mené leur vie en parallèle, sous un seul toit... Voici leur histoire.

PHOTO FOURNIE PAR BERNARD COOPER

Christiane Duchesne est la fillette à gauche, Denyse et Otto sont au centre. On ignore encore qui sont les fillettes à droite, probablement des voisines. À la fenêtre, Yvonne Audet Duchesne.

Quand Otto a fui la Hongrie pour des raisons politiques, il s’est réfugié dans une France qui ne voulait pas tellement de lui. Heureusement, il y a rencontré Denyse Loubeyre, celle qui deviendrait rapidement son épouse.

Un seul pays a accepté d’accueillir les jeunes amoureux. C’est donc au Canada qu’ils se sont établis, en mars 1952, avec leur fils de 15 mois.

Denyse était alors enceinte d’un second enfant. Elle devait accoucher en mai, ce qui laisserait théoriquement le temps à la famille de s’installer... Sauf que – surprise ! – le bébé est né un mois plus tôt que prévu. Le couple n’avait alors ni emploi ni demeure. Il vivait dans un refuge, de maigres restants d’économies en poche.

À l’hôpital, Denyse essayait de repousser la panique et de se concentrer sur son poupon. Mais qu’allait-elle faire, en sortant ? Un mot lui vient en tête, quand elle repense à cette époque : abandon.

Puis, une femme est venue visiter la voisine de chambre de Denyse, une immigrante italienne. La bonne samaritaine lui apportait des vêtements. Denyse en a profité pour lui révéler qu’elle avait également besoin d’aide. La jeune femme a promis de revenir le lendemain.

Cette fois, elle apportait vêtements et bonne nouvelle : « Ma belle-mère loue des appartements. Peut-être qu’elle en aurait un pour vous... »

PHOTO DENIS GERMAIN, LA PRESSE

Denyse Loubeyre, qui a déjà vécu dans la maison jaune

Quelques jours plus tard, Denyse, Otto et leurs enfants emménageaient dans la maison jaune, qui ne l’était pas encore, à l’époque. En fait, on la surnommait « le château flambant » (et non pas « la flamboyante », comme l’histoire l’a retenu). Probablement à cause de son toit rouge.

La propriétaire des lieux, Yvonne Audet Duchesne, n’a pas hésité une seconde avant de louer un espace au couple. L’appartement n’avait cependant rien d’un château. Il ne payait pas de mine, mais il gardait la famille en sécurité et c’était déjà beaucoup.

Yvonne Audet Duchesne était gentille sans être avenante, se souvient Denyse Loubeyre. Elle semblait fatiguée. Normal : avec autant d’enfants, elle avait sans doute beaucoup à faire...

« C’était toute une aventure de début de vie ! J’avais 22 ans, quand je suis arrivée », m’a raconté Denyse Loubeyre, qui en a aujourd’hui 71 de plus.

« De me voir en photo devant la façade me fait chaud au cœur. »

 ***

Denyse a raison : Yvonne Audet Duschesne était très fatiguée. Non seulement elle s’occupait d’une vaste maison et de 12 enfants, mais elle faisait aussi des ménages à l’École de réforme. Oh, et son mari n’était pas vraiment dans le portrait.

PHOTO FOURNIE PAR BERNARD COOPER

Yvonne Audet Duchesne

Native de la Baie-des-Chaleurs, elle hébergeait les Gaspésiens de passage à Montréal, des petites nièces et, visiblement, des immigrants dans le pétrin. Embarrassée par son accent, elle disait à tous ceux qui lui posaient la question qu’elle venait de Belgique. On la croyait.

Elle connaissait la misère. Yvonne avait souvent arpenté le port pour recueillir les articles tombés des convois. Elle ne se gênait pas pour refaire les paniers de légumes à l’épicerie de manière à n’avoir que les plus beaux produits dans le sien. Elle pouvait tordre le cou d’une poule et en apprêter les moindres parts. Elle faisait de l’alcool de patate dans la cave et le trafiquait avec les curés du coin.

Elle était courageuse. La légende veut que lorsque la maison familiale a pris feu, avant que le clan n’emménage dans le château flambant, Yvonne ait sorti tous ses enfants de là, les ait casés dans la neige, puis soit allée chercher le piano !

Chaque dimanche, sa demeure se remplissait. Toute la famille venait déguster jambon, salade à la crème sure et carrés aux dattes. Il y avait du monde assis partout. Ça chantait, ça riait.

Les enfants arpentaient la grande maison à la recherche de cachettes. Christiane et son frère Bertrand, eux, jouaient du piano mécanique. Elle s’occupait des touches et lui des pédales.

On peut d’ailleurs apercevoir Christiane sur la vieille photo. La même qui montre Denyse, Otto et leurs petits. Elle a été prise un dimanche, justement. Ça se voit à la robe blanche que porte la fillette.

À la fenêtre, Yvonne veille sur son monde.

Christiane et Bertrand gardent de doux souvenirs de cette époque et de leur grand-mère. Sous des allures discrètes, elle était une formidable conteuse, disent-ils. Un don qui s’est transmis de génération en génération, Christiane Duchesne étant aujourd’hui une écrivaine primée.

Yvonne Audet Duchesne est morte à l’âge de 63 ans d’un cancer généralisé. Elle n’est toujours pas oubliée, ni par sa famille ni par les gens qu’elle a accueillis.

Et son château, devenu jaune, continue à fasciner.

1. Lisez notre reportage sur la maison jaune