C’est la douzième fois que je me présente chez des inconnus simplement parce que leur demeure m’impressionne. Or, c’est la première fois que je cogne à la porte en espérant pouvoir interviewer un enfant...

Bien que la maison soit mignonne et voisine de celle ayant longtemps appartenu à Leonard Cohen, c’est une feuille posée contre une fenêtre qui m’a interpellée : « Maison pour les monstres et les animaux magiques qui ont perdu leur maison. »

C’est signé « Tristan ».

PHOTO DOMINICK GRAVEL, LA PRESSE

Bienvenue aux monstres...

Comme moi, des passants s’arrêtent régulièrement pour lire l’affiche et même la photographier. Je crois que c’est le mélange de pureté et d’audace qui nous touche ; il faut être courageux pour inviter les monstres chez soi.

« Les monstres gentils », précise Tristan, 7 ans, en m’accueillant chez lui.

Et quel chez-lui ! Si la façade laisse présager quelque chose de coquet, l’intérieur n’est rien de moins que spectaculaire.

La maison a été construite en 1885. À l’époque, il y avait deux bâtiments sur ce terrain du quartier portugais de Montréal. De précédents propriétaires les ont réunis avec un couloir vitré. En 2015, Émilie Heckmann et Michel-Alex Lessard ont eu un coup de cœur en visitant l’endroit.

C’était comme une maison de poupées. J’aimais l’intimité des lieux et le fait qu’il y ait plein de cachettes.

Émilie Heckmann, copropriétaire

  • « C’est comme une maison de poupée », dit Émilie Heckmann

    PHOTO DOMINICK GRAVEL, LA PRESSE

    « C’est comme une maison de poupée », dit Émilie Heckmann

  • La coquette demeure a été rénovée.

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    La coquette demeure a été rénovée.

  • La cuisine donne sur une intime terrasse.

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    La cuisine donne sur une intime terrasse.

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Le couple a habité la demeure pendant cinq ans avant d’entreprendre de vastes rénovations. Émilie Heckmann et Michel-Alex Lessard ont alors découvert que les murs étaient isolés avec des boîtes de conserve aplaties, qu’ils marchaient sur cinq planchers différents empilés au fil des années, puis que les fondations de leur maison étaient en fait deux troncs non taillés.

« Deux arbres tiennent la maison ! lance Émilie avec émerveillement. C’est magnifique. »

Bref, « il y a de l’âme, ici », croit Michel-Alex.

D’ailleurs, des passants cognent souvent à leur porte pour raconter avoir vécu telle ou telle chose ici... Un photographe a même laissé une lettre parce que selon ses recherches, la maison aurait été liée au Front de libération du Québec ! Sans oublier Cohen. La demeure a appartenu au poète Michel Garneau, ami et traducteur du célèbre artiste. Les voisins aiment rappeler aux propriétaires que Leonard traînait jadis là où ils vivent.

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Le mur de Tristan

Mais les histoires ne sont pas que le propre du passé. En fait, le mur qui traverse le rez-de-chaussée du salon à la cuisine, nommé « Le mur de Tristan », en est couvert. L’enfant dessine chaque jour une quinzaine de séries d’environ cinq pages et elles « racontent beaucoup de choses », m’explique-t-il.

  • Tristan adore dessiner des histoires. Son mur en est couvert.

    PHOTO DOMINICK GRAVEL, LA PRESSE

    Tristan adore dessiner des histoires. Son mur en est couvert.

  • Parmi elles, « Le réseau alimentaire de l’Amazonie »

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    Parmi elles, « Le réseau alimentaire de l’Amazonie »

  • Autre scène du « Réseau alimentaire de l’Amazonie »

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    Autre scène du « Réseau alimentaire de l’Amazonie »

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Je souris en découvrant l’histoire d’un cirque ambulant. Un train laisse les artistes à destination, des hommes font une pyramide sur un éléphant, des fauves sautent dans des cerceaux devant des spectateurs ahuris, des trapézistes s’élancent au-dessus de zèbres et, enfin, la troupe repart dans son train (les girafes dépassent d’un wagon parce que leur cou est trop long pour nos modestes moyens de transport humains).

Mon coup de cœur revient toutefois à la série nommée « Le réseau alimentaire de l’Amazonie » : un perroquet déguste des fruits, un serpent mange le perroquet, un crocodile avale le serpent, un léopard dévore le crocodile, le léopard défèque et sa crotte nourrit des insectes. « Elle nourrit aussi les plantes », précise Tristan.

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Émilie Heckmann et son fils Tristan

Je me tourne vers sa mère, impressionnée.

« Il ne regarde pas la télé. Il écoute beaucoup de balados et il adore ça ! La préhistoire le passionne. En fait, tout ce qui est relatif aux origines l’intéresse : comment ça a commencé et d’où ça vient ? Il s’est mis à lire tout ce qu’il pouvait sur les animaux. Il est d’ailleurs très perturbé si on dénature leur habitat naturel. »

Une fourmi qui s’aventure dans la maison ne devrait pas en être chassée, selon Tristan.

Il aimerait me donner sa version de l’histoire, maintenant. Je le suis dans les escaliers qui dévoilent un second étage rempli de cachettes et une immense fenêtre. En s’assoyant sur son lit, Tristan me demande si j’ai des questions pour lui.

– Bien entendu ! Commençons par l’affiche au sujet des créatures magiques... Pourquoi sont-elles les bienvenues ?

– J’ai lu un livre qui expliquait qu’une petite fille invitait les monstres chez elle [Julia et les monstres perdus, par Ben Hatke]. J’ai eu l’idée de faire ça aussi ! On a fait cette affiche au début de l’année dernière et on l’a mise dans la fenêtre pour que les monstres la voient bien.

– Et ce sont qui, les « monstres et créatures magiques » ?

– Les dragons, les licornes, les fées, les sirènes... Tout, quoi !

– Et comment perdent-elles leur maison ?

– Si elles vivent dans un arbre, peut-être que des gens ont coupé l’arbre !

Cet enfant est effectivement sensible à la perte de l’habitat d’autrui. En plus d’être très accueillant. On devrait s’en inspirer.

– Il y a des monstres qui ont cogné à ta porte jusqu’à maintenant, Tristan ?

– Un seul. Le parrain de ma sœur en avait un et il habite ici, maintenant. Quoique je ne le sens pas très souvent...

– Est-ce qu’il est encore là ?

– Je ne le sais pas parce qu’il est invisible.

– Ah, ben oui ! Et sais-tu de quel type de créature il s’agit ?

– Je crois qu’il est du royaume de la nuit. La plupart des animaux invisibles vivent dans le royaume de la nuit.

Tristan se lève, éteint les lumières, allume une lampe de poche et la pointe vers un mur de sa chambre. Il utilise ses bras pour créer un dragon – son monstre préféré – en ombres chinoises. Je fais pour ma part un chien. Il n’est pas impressionné : « Tout le monde sait faire ça. » Puis, son dragon bouffe d’un coup mon chien.

On redescend à la cuisine, où nous attendent Émilie et Michel-Alex. Je leur demande s’ils croient aux monstres, eux aussi.

Absolument.

« Lui, c’est une petite créature magique », glisse Émilie en regardant tendrement son fils.