J’ai un sentiment de déjà-vu. Plus j’avance vers l’adresse suggérée, plus j’ai l’impression de reconnaître l’endroit.

Après avoir lu une de mes chroniques sur les maisons étonnantes de la métropole, un dénommé Jean-Robert m’a écrit qu’une demeure cachée dans une ruelle du quartier Milton-Parc saurait me plaire.

Je profite d’un après-midi où le soleil nous fait croire au printemps pour m’y rendre et plus j’approche, plus j’ai l’impression d’être déjà passée dans le coin. Quand j’aperçois enfin la bâtisse, j’éclate de rire.

J’empoigne mon téléphone : « Lorenz, vous ne croirez pas à ça, mais je suis devant chez vous. »

Il y a un an, une collègue m’avait avoué être fascinée par une vieille maison.

L’immense bâtisse semblait vaguement à l’abandon. La porte avant était placardée. Des oiseaux allaient et venaient derrière le treillis des fondations. Le blanc des lattes avait été sali par le temps. Disons que ce n’est pas la maison à laquelle on va spontanément cogner si on manque d’essence. (À moins d’être dans un film d’horreur.)

Comme personne ne m’avait répondu, j’avais laissé une lettre. Des semaines plus tard, le propriétaire de l’endroit m’avait rappelée, mais j’étais occupée. Je lui avais écrit, puis j’étais restée sans nouvelles. Bref, rendez-vous manqué.

Et voilà qu’un tout autre lecteur me ramène chez lui.

Lorenz Luthe m’invite à entrer comme s’il m’attendait.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Lorenz Luthe est le propriétaire de cette maison pas comme les autres.

Dans le vestibule, un grand tissu présente un tigre rugissant. « Le zoo de Hagenbeck n’avait pas encore été bombardé quand ma grand-mère a tissé ça », glisse le propriétaire des lieux en me guidant vers le salon.

La pièce est chaleureuse avec son foyer, ses immenses bibliothèques, ses poutres de bois et son bureau baigné de lumière. Je suis franchement surprise.

Le retraité de 75 ans a acheté la bâtisse en 1978, alors qu’il étudiait à la maîtrise en mathématiques et statistique à l’Université McGill. Une amie résidait à l’appartement du deuxième étage depuis des années et Lorenz adorait l’endroit. Quand il a appris que la propriétaire (qui vivait avec ses 13 chats au rez-de-chaussée) voulait s’en départir, il a aussitôt tenté sa chance.

Il n’était pas le seul à le faire. Mais il était le seul prêt à laisser la femme aux 13 félins y rester aussi longtemps qu’elle le souhaitait. Marché conclu pour la somme de 10 500 $.

La maison a été bâtie en 1875, selon l’outil interactif créé par le journaliste Roberto Rocha (CBC News). Le premier accord d’achat que détient Lorenz Luthe remonte à 1883. Je passe de longues minutes à feuilleter la paperasse, impressionnée par le nombre de vies qui ont défilé ici.

Consultez l’outil interactif sur le site de CBC (en anglais)

Lorenz a emménagé dans la maison cinq ans après l’avoir acquise. Il y a élevé sa famille et fait maintes rénovations. Il a ouvert le rez-de-chaussée, créé des mezzanines et converti un placard en cuisinette/salle de bains. L’endroit est hyper compact, mais rempli d’astuces de rangement, dont une bibliothèque intégrée pour la vaisselle, une plaque chauffante amovible et une baignoire dissimulée derrière des stores en bois.

On se croirait sur un bateau.

  • Le père de Lorenz lui a appris à naviguer.

    PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

    Le père de Lorenz lui a appris à naviguer.

  • L’homme a transformé un placard en cuisinette/salle de bains.

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    L’homme a transformé un placard en cuisinette/salle de bains.

  • Vue sur une des pièces de vie

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    Vue sur une des pièces de vie

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L’homme a d’ailleurs accumulé les trophées de régates. C’est son père qui lui a appris à naviguer.

Wolfgang Luthe a été enrôlé dans l’armée allemande lors de la Seconde Guerre mondiale. Refusant que ses fils connaissent à leur tour le service militaire obligatoire, il s’est établi au Québec, où l’attendait un emploi à l’Université de Montréal. Lorenz avait 3 ans quand la famille s’est posée dans la métropole. Son père a ensuite fait sa marque en popularisant l’entraînement autogène, une méthode de relaxation près de l’autohypnose. Il est connu.

C’est Lorenz qui m’a dit pour la guerre. C’est moi qui ai fouillé pour le reste. Étonnant, considérant que l’homme vit entouré de souvenirs familiaux.

  • Dans la bibliothèque trônent des horloges passées de génération en génération.

    PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

    Dans la bibliothèque trônent des horloges passées de génération en génération.

  • Des créations de sa grand-mère tisserande habillent les murs.

    PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

    Des créations de sa grand-mère tisserande habillent les murs.

  • L’histoire est partout dans cette maison.

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    L’histoire est partout dans cette maison.

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Des créations de sa grand-mère tisserande habillent les murs du salon. Tout près, une toile ayant appartenu à sa mère. Dans la bibliothèque à ma droite, des horloges passées de génération en génération. Dans les escaliers menant à la mezzanine où repose son lit, deux poupées de grande taille. Sa sœur les collectionnait, « elles étaient ses enfants, en quelque sorte ».

« C’est important, de garder ces traces ?

— Très important. C’est ma crainte, d’ailleurs. Qu’arrivera-t-il si je meurs ? Il y a 200 ans d’histoire, ici. »

Lorenz Luthe ne croit pas que ses filles prendront la relève de la vieille centenaire qui demande réparation par-dessus réparation. Reste à savoir ce qui adviendra de ce qu’il préserve entre ses murs.

  • Lorenz crée des vitraux en tout genre, comme celui-ci, arborant fruits et légumes.

    PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

    Lorenz crée des vitraux en tout genre, comme celui-ci, arborant fruits et légumes.

  • À cette fenêtre d’un ancien bureau, des roses

    PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

    À cette fenêtre d’un ancien bureau, des roses

  • Ici, une toile d’araignée

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    Ici, une toile d’araignée

  • Là, un papillon

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    Là, un papillon

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Il brise le silence en pointant les pièces de verre posées sur son bureau. Il crée des vitraux. Au deuxième étage, au-dessus de la porte d’une petite cuisine à l’abandon, un vitrail montre des fruits et des légumes. Dans le corridor poussiéreux, un autre présente une toile d’araignée. À la fenêtre de la pièce qui fut jadis un bureau florissant, des roses.

Lorenz a décoré sa maison de créations thématiques.

C’est d’ailleurs lui qui a fait les vitraux qu’arbore la façade de la demeure. Si la porte est placardée, c’est que ce vitrail a besoin d’une réparation. Niaiseux de même.

J’avais aperçu une maison inquiétante. Il s’agissait plutôt du repaire d’un artisan qui collectionne les histoires en espérant que quelqu’un prenne un jour le relais.

Un petit mot sur la communauté. C’est Mark West, rencontré lors d’une précédente visite de maison intrigante, qui m’a fait découvrir l’outil de CBC News pour dater les bâtisses montréalaises. J’ai soupé chez Natalija et lui, il y a quelques semaines. J’espère avoir réussi à devenir leur amie. Quelques jours plus tôt, j’assistais à la réunion de plusieurs personnes ayant vécu dans la maison jaune au sujet de laquelle j’ai aussi écrit une chronique. Elles ont passé l’après-midi à faire partager anecdotes et connaissances, notamment grâce à la recherche faite par Myriam Bouroche. Quelle douceur que de cogner à la porte d’inconnus et de ressortir de là en devinant que ce n’était que le début…

Lisez la chronique « Un secret trop bien gardé » Lisez la chronique « La flamboyante, ruelle des veuves »