Dans les derniers jours de sa vie, mon beau-père Mo n’avait qu’une obsession : faire couper deux arbres dans sa cour – un frêne mort et un nerprun vraiment plus très fort. Ce fut d’ailleurs le sujet de notre dernière conversation téléphonique et Mo me racontait qu’il voulait donner le contrat à son voisin Derek.

En reprenant la maison après la mort de mon beau-père, nous avons hérité aussi de cette tâche qu’il n’a pas eu le temps d’accomplir. Nous n’avons pas envie que ce gros frêne chauve fasse des dégâts s’il venait à tomber un jour de tempête. J’aurais bien voulu garder le nerprun, que je trouve beau, mais il est vraiment malade et condamné. Et puisqu’il faut un permis sur le Plateau pour couper des arbres sur son terrain, aussi bien s’occuper des deux en même temps. Il ne restera plus qu’un lilas dont j’ai hâte de voir les fleurs au printemps.

Quand Derek nous a offert ses condoléances, parce qu’il était un voisin de Mo depuis son enfance, il nous a aussi offert ses services, et en jasant avec lui, j’ai découvert un parcours étonnant. L’an dernier, à 50 ans, il a réorienté sa carrière de pianiste en interprétation classique… vers le métier d’élagueur.

Je sais bien que beaucoup de gens se sont « réinventés » pendant la pandémie, mais comment passe-t-on d’un piano à queue à une chainsaw comme gagne-pain ?

Parce que sa vocation musicale, c’était du sérieux. Derek Yaple-Schobert a un doctorat en interprétation classique en piano de l’Université de Montréal, il est spécialisé dans les compositeurs scandinaves, a déjà enregistré deux albums et fait des tournées au Canada, aux États-Unis et en Europe.

La vie lui a un peu forcé la main quand sa mère est tombée malade, après un diagnostic de parkinson et d’alzheimer. Il est devenu proche aidant. « Pendant cinq ans, j’ai dû mettre ma carrière de côté pour m’occuper d’elle, explique-t-il. Je ne te cacherai pas que la pandémie a aussi été un dur coup pour les arts de la scène. »

Quand il est retourné à sa vie, il s’est inscrit à un DEP en élagage au Centre de formation horticole de Laval, dont il vante les mérites après y avoir étudié pendant neuf mois, même s’il était bien sûr le moins jeune des élèves. « Les professeurs n’enseignent pas seulement un savoir, ils transmettent une passion, des valeurs », dit-il. Et moi, peu importe les études, j’ai toujours admiré les gens qui ont l’humilité de retourner à l’école à l’âge adulte.

C’est au petit camp de chasse qu’il possède dans un coin reculé de l’Abitibi que Derek a découvert son amour de la nature et de la forêt, même s’il adore vivre au cœur de Montréal. Comme mon amoureux, il a hérité de la maison de ses parents achetée en 1982, où il a toujours vécu depuis l’âge de 6 ans. Mon chum et Derek ont joué ensemble quand ils étaient enfants, mais ils ont eu du mal à se reconnaître en messieurs quand ils se sont revus, ce qui m’a fait rigoler.

Derek Yaple-Schobert est né aux États-Unis. Son beau-père, qu’il considère comme son père, était d’origine danoise et sa mère enseignait le français langue seconde aux Américains. Il se décrit comme un anglophone francophile, puisqu’il a grandi sur le Plateau et est allé à l’école en français – il parle aussi danois, suédois et allemand. Il se souvient d’un quartier pas mal plus pauvre, où on se souciait peu des arbres. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, car il faut non seulement un permis pour couper ou élaguer des arbres, mais il est obligatoire aussi de les remplacer par des espèces recommandées. Je trouve ça bien qu’il y ait des règles. Dans mon quartier Centre-Sud, un gars a déjà coupé un immense arbre qui donnait de l’ombre et réduisait l’îlot de chaleur de toutes les cours d’un pâté de maisons afin de se construire une piscine pour lui tout seul. Ma mère en parle encore avec colère, 15 ans plus tard.

C’est justement ça, le métier de Derek, qui s’occupe du processus du début à la fin et travaille à son propre compte : il fait ça dans les règles de l’art.

Je peux vous dire que couper un arbre en ville, ce n’est pas comme couper un arbre dans le bois. Il y a des contraintes de sécurité et d’espace, on ne l’abat pas en criant « timber » ; on le débite, en commençant par le haut. C’est impressionnant, car j’ai vu Derek avec tout son équipement au sommet d’un grand frêne, touché comme plein d’autres à Montréal par l’agrile, chez un autre voisin dans la rue.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Quand les gens apprennent le nouveau métier de Derek, ils sont tous curieux d’en savoir plus. Derek découvre que beaucoup de gens ont des arbres qui manquent d’amour et le bouche-à-oreille fait son chemin. Son carnet se remplit rapidement. Tout dernièrement, il a embauché des collègues pour un contrat de 25 arbres rue Dickson, dans Hochelaga-Maisonneuve.

Il adore sa nouvelle vie, et il en parle avec des étoiles dans les yeux. « Je ne vois plus les arbres de la même façon », dit-il. Mais je me demande si ce n’est pas un métier très exigeant pour le corps, et s’il pourra faire ça jusqu’à sa retraite. Il estime que oui, car il a le corps moins usé que les élagueurs d’expérience. Et moi, je lui fais confiance, car je me dis qu’avec ses mains de pianiste, il doit être très minutieux.

Comme je vous l’annonçais la semaine passée, cette chronique fera relâche jusqu’à la prochaine, qui sera la dernière, lorsque nous serons définitivement installés dans la maison Usher.