J’ai subitement arrêté de marcher. Mais qu’est-ce que ce petit silo fait au cœur du Mile End ? Et c’est une maison que je vois, derrière ? J’ai tout de suite voulu sortir ma carte « J’écris des chroniques sur les demeures intrigantes dans La Presse » pour en savoir plus… Sauf que je n’ai jamais réussi à trouver la porte de ladite maison (oui, elle est originale à ce point-là). J’ai donc laissé une lettre à ses propriétaires.

Quelques semaines plus tard, un courriel. Ils revenaient de voyage et acceptaient de me rencontrer. Entre-temps, j’avais appris qu’un article au sujet de l’étonnante construction avait déjà été publié dans La Presse en 2008. Elle était alors à vendre. Étant donné sa petite superficie et sa quasi-absence de cloisons, on prédisait qu’elle intéresserait « les gais et les couples sans enfants ».

Lisez notre article sur cette maison

Barbara Jacques et Gilles Legault éclatent de rire quand je le leur apprends. Ils ne répondent pas exactement à ce portrait… En fait, les deux directeurs de création ont emménagé ici en 2009 avec une fille de 6 ans et un jeune adolescent.

Gilles ne voulait pas déménager. Barbara, elle, cherchait un nouveau toit depuis deux ans, peinée par le manque de lumière dans leur demeure. Quand le couple a posé les pieds dans la bâtisse de la rue Clark, avec sa haute façade vitrée, Gilles a tout de suite su qu’il « étai[t] fait ». Il m’explique en souriant que le désir de sa blonde était si fort qu’un déménagement était inévitable.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

La demeure est un ancien atelier mécanique transformé par le célèbre architecte Ron Keenberg.

« Quand je veux, je ne vois plus clair ! confesse-t-elle. J’aurais fait n’importe quoi pour habiter ici, j’aurais couché dans la cuisine ! »

Oui, bon, c’était étroit pour une famille de quatre… Sauf que Barbara rêvait depuis longtemps d’une maison qui n’aurait pas la configuration traditionnelle d’une maison. Trop plate.

Et elle venait de trouver chaussure à son pied avec cet ancien atelier mécanique transformé par Ron Keenberg. Inspiré par son Manitoba natal, le célèbre architecte a utilisé des pièces d’acier propres aux silos à grains des Prairies. D’où le petit silo devant la demeure. Derrière lui, une cour intime et chaleureuse dans laquelle trône encore le système de poulie de l’ancien garage. Puis, enfin, cette maison qui n’a rien de classique.

  • Le petit silo devant la demeure et la cour intime

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    Le petit silo devant la demeure et la cour intime

  • La cuisine en demi-cercle

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    La cuisine en demi-cercle

  • Cette maison n’a rien de classique.

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    Cette maison n’a rien de classique.

  • La salle de bains du deuxième est visible de la cage d’escalier. Alors quand on est dans les marches, on peut voir la personne qui est sous la douche ou qui siège sur le trône...

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    La salle de bains du deuxième est visible de la cage d’escalier. Alors quand on est dans les marches, on peut voir la personne qui est sous la douche ou qui siège sur le trône...

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Je pourrais vous parler de la cuisine en demi-cercle, de la clôture Frost qui se déploie sur trois étages ou du design Memphis, mais je préfère m’attarder aux salles de bains. Le plafond de celle qu’on trouve au troisième étage est en fait le toit en métal du bâtiment. Spectaculaire ! Et celle du deuxième est visible de la cage d’escalier… En ce sens où, quand on est dans les marches, on peut voir la personne qui est sous la douche ou qui siège sur le trône. Plus étonnant encore, il y a des trous dans le mur. Des trous volontaires. Au revoir, intimité sonore !

Gilles qualifie l’architecte « d’irrévérencieux ». J’acquiesce.

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Pour accéder à leur lit, les jeunes devaient passer par la chambre des parents, au deuxième…

Après, il fallait trouver de la place pour deux enfants dans ce drôle de royaume. Le couple a séparé la pièce du troisième étage en deux chambres. Pour accéder à leur lit, les jeunes devaient toutefois passer par la chambre des parents, au deuxième… Gilles et Barbara ont donc dû s’habituer à l’horaire du plus vieux, qui rentrait à 4 h du matin, travail de bar oblige. Ils s’en souviennent en riant : « C’était correct ! Ça nous convenait ! »

La Maison de poupées – surnommée ainsi parce qu’elle était originalement rose et dotée de rideaux métalliques – correspondait à leur mode de vie.

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Les propriétaires Gilles Legault et Barbara Jacques

On a un côté un peu bohème qu’on retrouvait dans la maison.

Gilles Legault, copropriétaire

Il se transpose aussi dans la décoration. La table d’appoint du salon est une bûche, vestige d’un arbre qu’ils ont aimé et dû abattre. Sur le mur tout près sont exposés plus d’une dizaine de crânes d’animaux. Des trouvailles provenant du Maroc, du Viêtnam, d’Inde, des États-Unis ou d’à côté… Des trésors, aux yeux de Barbara.

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La table d’appoint du salon est une bûche, vestige d’un arbre que les propriétaires ont aimé et qu’ils ont dû abattre. Sur le mur tout près sont exposés plus d’une dizaine de crânes d’animaux.

« Gilles pense que c’est parce que je suis fascinée par la mort », lance-t-elle. Il se justifie : « Tu m’as déjà expliqué ça et je l’ai retenu ! Ce n’est pas la mort qu’on montre avec les crânes, c’est l’urgence de vivre. La finitude, c’est ennuyant… Ici, on montre l’intensité. »

Je les trouve beaux.

« Vous êtes ensemble depuis combien de temps ? »

Depuis « 23 ans + un an », me répond Barbara. Les deux designers travaillaient pour la même boîte quand ils sont tombés amoureux, il y a près de 30 ans. Quatre saisons plus tard, ils se laissaient. Lorsque les regrets ont émergé, ils se sont donné une deuxième chance. C’était la bonne décision à prendre.

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« J’aurais fait n’importe quoi pour habiter ici », explique Barbara Jacques.

« Quand je pense que ça pourrait se finir, je pourrais pleurer, glisse Barbara… Je suis dans le déni. » Soudain, ses yeux s’embuent. Je me tourne vers Gilles pour découvrir que les siens font de même.

Un flottement. J’en ai moi-même les larmes qui montent. Déstabilisée par cette tempête de tendresse, j’y vais d’une suggestion…

« Pensez à votre mur ! Urgence de vivre ! »

Puis je me tais, me félicitant mentalement d’être devenue chroniqueuse plutôt que psychologue.