Vous souvenez-vous quand Matricule 728 a fait une solide clé de bras à un pauvre musicien qui n’avait rien demandé quelques mois seulement après avoir généreusement poivré des étudiants en 2012 ? Filmée à son insu (encore une fois), elle avait sorti son fiel d’une drôle de manière : « Les gratteux de guitare, les osties de carrés rouges, les artistes mangeux de marde, les Plateauniens du nowhere... »

Cette expression-là m’avait étonnée, assez pour que je ne l’oublie jamais. Il y avait malgré tout un peu de poésie à l’intérieur de cet être brutal.

« Plateaunien du nowhere », c’est comme ça que je me sens en allant habiter sur le Plateau Mont-Royal, depuis que mon chum a hérité de la maison de ses parents. J’ai passé toute ma vie dans le même secteur du quartier Centre-Sud, ça ne me prend pas grand-chose pour me sentir en exil.

Un chien dans le jeu de quilles de la fameuse « Clique du Plateau » ? Sans blague, la fille du bas de la côte a l’impression de trahir son hood qu’elle n’a jamais voulu quitter. Mais c’est peut-être rendu au tour de mon amoureux de me raconter son quartier où il a vécu les 24 premières années de sa vie. Ça fait d’ailleurs 24 ans que nous sommes ensemble et que je lui casse les oreilles avec mes souvenirs d’enfance du Centre-Sud dans toutes nos promenades. C’est maintenant à moi de l’écouter et, après seulement quelques semaines, j’ai déjà l’impression qu’il radote. J’ai vraiment dû être pénible pendant son séjour d’un quart de siècle dans le bas de la côte.

Tout aussi important qu’avoir un toit, il y a le quartier où l’on habite. La situation géographique (et sociale) joue carrément sur la valeur d’une maison. C’est peut-être ce qui me met le plus en colère dans le phénomène des rénovictions : non seulement on fout des gens à la rue, mais on les déracine quand ils ne peuvent plus se loger où ils ont vécu toute leur vie. C’est d’une violence inouïe.

Il y a une différence entre ceux qui s’installent dans un quartier parce qu’ils l’aiment vraiment et ceux qui ne font que faire une passe de cash dessus. Ce qui est très bien expliqué dans l’essai Gentriville, de Marie Sterlin et Antoine Trussard, que je suis en train de lire, dans ma frénésie de lectures immobilières, avec L’habitude des ruines, de Marie-Hélène Voyer, et Avoir et se faire avoir, d’Eula Biss. Ma spécialité étant de trouver les bons livres pour les bonnes situations, ces trois titres sont devenus des livres de chevet.

L’amoureux et moi, nous promenons le chien dans les ruelles du Plateau en nous sentant un peu bourges et imposteurs. Nous passons notre temps à regarder s’il y a des maisons plus croches que la nôtre, juste pour nous rassurer, et il en reste quand même pas mal dans ce coin-là de Montréal, éventré par endroits par les travaux et les démolitions.

Le Plateau demeure dans le top des quartiers les plus cools à Montréal, mais il est de moins en moins accessible. Ce n’est pas là que j’aurais cherché un appartement si j’avais eu à déménager. Mais quand j’avais 20 ans, c’était Ze place to be.

Tout ce qu’il y avait de fun à Montréal s’y trouvait et tous mes amis y vivaient en colocation dans de grands appartements pas chers. Mais est-ce qu’un quartier peut rester cool si les gens qui l’ont rendu cool ne peuvent plus y vivre ? C’est ce que je vais vérifier dans les prochaines années.

Je m’en vais peut-être au moment où mon Centre-Sud est sur le point de changer comme il ne l’avait pas fait depuis longtemps. La fermeture du magasin Archambault a ramené dans l’actualité le fait que le secteur de la place Émilie-Gamelin est un endroit miteux. Rien de nouveau. Depuis toujours, je lis dans les journaux que mon quartier est l’un des pires trous de Montréal et je trouve souvent qu’on exagère. Quand on a vécu là toute sa vie, on est habitué à cette faune. Même qu’on l’aime. Les enfants qui ont grandi dans Centre-Sud, Hochelaga ou Montréal-Nord n’ont pas le choix de développer ce que l’on appelle en anglais le « street smart », une intelligence de la rue. Et il n’y a pas beaucoup d’endroit à Montréal où je pouvais jaser avec une vieille voisine qui prenait son café au dépanneur en robe de chambre.

J’ai connu des périodes plus glauques, à la fin des années 1980, quand les drogues injectables et les piqueries sont arrivées comme une bombe à fragmentation, entraînant une forte hausse de la prostitution de rue dans le coin. Il y avait des seringues partout, des gens claquaient de surdose dans les parcs. Aujourd’hui, il y a moins de seringues, grâce à des organismes essentiels comme Spectre de rue, mais c’est aussi que les opioïdes en pilules sont devenus populaires, avec autant de surdoses.

À 15 ans, tous les matins quand j’attendais le bus pour me rendre à l’école secondaire, des hommes en voiture me demandaient des pipes, et quand je revenais le soir de ma job d’étudiante, je prenais la rue Sainte-Catherine, car je pouvais toujours entrer dans un bar gai sans danger lorsqu’un prédateur me suivait. Le Village gai a toujours été pour moi un safe space, malgré les problèmes du secteur.

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

La place Émilie-Gamelin

J’avoue qu’il m’arrive de me demander comment se sentent les touristes qui arrivent de l’aéroport par bus le soir dans ce coin-là. Si c’est la première image qu’ils ont de Montréal, certains doivent douter du choix de leur destination de voyage.

Mais pour beaucoup d’habitués du quartier, les itinérants de la place Émilie-Gamelin sont peut-être le dernier rempart contre l’embourgeoisement.

Je ne me fais aucune illusion, avec toutes les transformations à venir dans ce secteur, on va en construire, des condos, et on va les tasser, les pauvres et les itinérants. C’est trop bien situé, près du pont Jacques-Cartier, du centre-ville et du métro Berri-UQAM qui va dans toutes les directions. On devine d’avance ce qui sera construit dans ce pâté d’immeubles à l’abandon devant la station et, connaissant mon quartier, je sais qu’il y aura de la résistance. C’est dans son ADN.

Les jours de la faune de la place Émilie-Gamelin sont comptés dans ce secteur comme lorsqu’on a détruit le Faubourg à m’lasse pour construire Radio-Canada. J’ai bien ri en voyant tout le boucan qu’ils ont fait avec la fermeture de l’ancienne tour. Ma mère qui vivait avec ses grands-mères dans les maisons de chambres a perdu son logis quand on a rasé le Faubourg. La construction de la nouvelle maison de Radio-Canada était-elle un signe annonciateur ?

Cette petite série hebdomadaire sur la maison Usher tire à sa fin. Vous avez été nombreux à m’écrire chaque samedi pour me dire que vous aimiez ce rendez-vous, que vous vouliez que ça se poursuive, mais j’ai reçu mon premier courriel d’une dame qui trouve que ça commence à faire long pour une seule maison. Elle n’a pas tort et j’avais déjà prévu arrêter après le déménagement. Ce sera chose faite lorsque vous lirez la prochaine chronique, qui sera la conclusion – dans le journal, du moins, parce que je crois qu’en fait, nous ne sommes qu’au début de l’aventure et de nos surprises. Surtout moi, qui vit ma première migration dans un autre quartier. Et j’ai envie de signer : « votre dévouée Plateaunienne du nowhere ».