Sur la porte du 4450, rue De Bullion, à Montréal, une affiche toute discrète. « Ceci n’est pas un musée, ouvert. »

En poussant la porte de cette maison, je ne m’attendais pas à mettre les deux pieds dans un rêve vaguement inquiétant. Et je m’attendais encore moins à rencontrer deux professeurs d’architecture retraités dont je ferais tout pour devenir l’amie.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Le couple d’artistes formé de Natalija Subotincic, 64 ans, et de Mark West, 71 ans, a aménagé une salle d’exposition dans une partie de sa maison, ouverte aux curieux.

Natalija Subotincic, 64 ans, et Mark West, 71 ans, ont habité en Ontario, aux États-Unis, en Turquie, au Chili et à Winnipeg, avant de choisir Montréal, il y a six ans. D’abord parce que c’est « la meilleure ville en Amérique du Nord ». Ensuite parce qu’ils souhaitaient dénicher une maison qui pourrait être ouverte au public. Un truc accessible, au rez-de-chaussée, dans un quartier vibrant.

Ils ont trouvé la pépite sur le Plateau Mont-Royal.

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« Ceci n’est pas un musée. »

Depuis avril dernier, chaque samedi, la moitié de leur demeure est enfin ouverte à tous. De grands rideaux de velours rouges séparent l’espace ; d’un côté, leur repaire ; de l’autre, une salle d’exposition. Leur permis le stipule bien : c’est un studio d’artistes qui peut accueillir des visiteurs, non pas un musée. D’où le nom de l’établissement, Ceci n’est pas un musée.

Mais entre vous et moi, c’est tout comme…

L’espace est fascinant. On y trouve des toiles aussi belles qu’étranges, des dioramas qui nous laissent voir des mondes lumineux et intrigants, des sculptures (mes préférées sont trois carcasses de lapin vêtues de robes blanches) et un cabinet de curiosités inspiré du bureau viennois de Freud.

« J’ai 1000 questions. »

Mark m’invite à passer de l’autre côté de la maison pour discuter tout en prenant le thé. J’aperçois alors leur espace à eux : un studio chargé de livres, de matériaux et d’œuvres.

Mon excitation (déjà bien en forme) décuple lorsque je m’installe à la table de la cuisine et découvre que celle-ci est faite d’os de poulet…

« Nada a collectionné les os de tout ce qu’elle a mangé pendant sept ans », glisse Mark, comme si c’était banal.

Un jour, Natalija Subotincic s’est demandé pourquoi elle jetait ce qu’il restait dans son assiette, alors que ces os étaient si beaux. Elle a suivi des cours de taxidermie, a appris à nettoyer ses restants et a décidé de les garder. Elle a ensuite disposé de manière anatomique (du crâne à la queue) tous les os de poulet, sous verre. C’est devenu une table.

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La table de la cuisine est faite... d’os de poulet.

Puis, elle s’est mise à collectionner des petites branches. Celles que personne ne regarde, au sol. Alors que sa consommation de viande diminuait de façon draconienne, elle s’est tournée vers ce qu’elle appelle la taxidermie végane. Ainsi sont nés les magnifiques trophées de chasse qu’on trouve dans son cabinet de curiosités. Les têtes d’animaux sont faites de tissus trempés dans du mastic à eau. Les bois, eux, sont les branches gardées précieusement par l’artiste. Le résultat est d’une poésie étonnante.

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Un cabinet de curiosités inspiré du bureau viennois de Freud

« Je veux que cette pièce soit un croisement entre le monde interne, la psyché et le monde externe », m’explique-t-elle. D’où les nombreuses références à Sigmund Freud qu’on peut y observer.

Dans ses recherches, Natalija Subotincic a exploré un pan méconnu du psychanalyste : sa passion pour l’art. Freud gardait 2300 œuvres organisées de manière minutieuse dans ses lieux de travail.

Natalija a obtenu une bourse qui lui a permis d’aller mesurer le bureau du psychanalyste à Vienne et ses meubles, exposés à Londres. Dans le musée, le studio d’artistes ouvert au public, on peut voir les plans qu’elle a réalisés pour recréer la disposition des œuvres dans l’espace, en se basant sur les données récoltées et des photos d’archives. Elle déplore que les historiens de l’art se soient jusqu’à maintenant intéressés aux pièces de manière individuelle, plutôt que regarder l’ensemble de la collection. « C’est un travail de 42 ans qu’a fait Freud. Ça nous en dit plus sur lui que ses livres, à mon avis ! »

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Natalija Subotincic s’est passionnée pour la collection d’art de Freud.

Natalija Subotincic a écrit des articles et offert des conférences à ce sujet, puis elle a eu l’idée de réunir les obsessions de Freud et les siennes. Résultat ? Le cabinet dans sa maison. À voir, vraiment.

Mark West, lui, dessine depuis l’enfance. Ce qu’il expose ici relève principalement du collage, une méthode qui lui permet de « faire sans savoir ce qu’il fera ». Le dénouement se dévoile au fil de la création, réservant des surprises à l’artiste. J’aime particulièrement ses dioramas – des boîtes illuminées présentant des mises en scène – qui jouent sur la frontière entre l’abstraction et le réalisme. L’un d’eux évoque une ruelle dans la nuit, un autre des travaux de construction, un autre l’hiver. Ils sont des hommages à Montréal.

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Ici, l’imagination est sollicitée et l’interprétation, libre.

Mais rien n’est absolument clair, entre les rideaux de velours. L’imagination est sollicitée et l’interprétation, libre. J’aime cette phrase, glanée sur le site web du couple : « Ceci n’est pas un musée est aussi un univers merveilleux pour les enfants qui sauront peut-être tout vous expliquer. »

Qui entre ici, justement ?

Entre deux et dix personnes par jour, me répond Natalija Subotincic. Des passants, des gens foncièrement curieux. Le couple n’a fait aucune publicité, sa demeure est un secret bien gardé réservé à celles et à ceux qui observent suffisamment leur environnement pour remarquer l’affiche sur la porte.

Tandis que je parle avec les artistes, trois personnes d’environ 20 ans font leur entrée. Leur visage présente un mélange de bonheur et d’étonnement. Elles adorent ce qu’elles découvrent.

« C’est un cadeau, me répond spontanément Mark, quand je lui demande ce qu’il espère voir sa maison devenir. On veut rendre les gens heureux et leur permettre de connecter les uns avec les autres. »

Si vous saviez comme l’existence de telles personnes me remplit de joie… Que serait la vie sans artistes pour transformer nos maisons en mondes de possibilités, rallier les communautés ou nous faire voir différemment nos restants de poulet ?

Je préfère ne pas y penser.

* Avis aux visiteurs : les artistes sont anglophones, mais l’affichage sur place est en français et en anglais.

Consultez le site de Ceci n’est pas un musée