En décidant d’habiter une maison centenaire, on pense forcément aux fantômes. Du moins mon chum et moi, qui adorons les histoires de fantômes. Surtout lui, qui peut passer des heures sur YouTube à regarder des vidéos de maisons hantées, filmées par des gens paniqués avec leurs téléphones intelligents.

Avec la maison dont il vient d’hériter à la mort de ses deux parents, Mo et Djo, on peut dire qu’il est servi. Nous les voyons dans tous les coins. Il nous arrive même de leur parler, de leur demander s’ils sont fiers de nous, de nos rénovations, de nos choix de décoration… Et quand nous blasphémons en déplaçant des meubles, on peut presque les entendre rire.

Mo et Djo sont les propriétaires qui ont habité le plus longtemps dans cette maison construite en 1875 – presque 50 ans –, alors je crois que les vibrations sont bonnes et que mon chum réintègre un giron. Fils unique, il décrit sa famille comme un « trio improbable » et cet endroit est le seul témoin de sa Sainte Trinité hippie. Au début, il craignait justement de voir ses parents partout. Aujourd’hui, c’est ce qui le réconforte, et je crois que notre projet d’y habiter lui permet de traverser son deuil. Il craint que je ne me sente pas chez moi dans son cocon originel, si bien qu’il me pousse dans le dos pour que je fasse tous les changements qui me conviendront. Mais comme j’ai un esprit de conservatrice de musée, on ne se chicane jamais.

Je pense avoir repris le flambeau historique de mon beau-père Mo. Je veux tout savoir sur cette maison depuis que je suis tombée dans ses papiers sur les actes notariés qui remontent à 1905 et qu’il avait soigneusement préservés, avec les noms des propriétaires précédents.

Il y avait même là-dedans le testament d’un certain Joseph Patrick Hewitt, qui est mort sous ce toit en 1909 en le léguant à sa femme, « dame » Catherine O’Brien. S’il y a un fantôme ici, c’est probablement lui, et je me sens soudainement comme dans un roman d’Emily Brontë.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Notre chroniqueuse a reçu la visite d’Amélie Roy-Bergeron, de Gabriel Deschambault et de Justin Bur, de la Société d’histoire du Plateau-Mont-Royal, pour en savoir plus sur sa maison et son quartier.

Qui donc a déjà vécu où nous vivons désormais ? Qui a monté les mêmes escaliers, utilisé la même cuisine ? Il me manquait les origines. J’ai donc contacté Amélie Roy-Bergeron, de la Société d’histoire du Plateau-Mont-Royal, qui est venue me visiter avec ses sympathiques collègues Justin Bur et Gabriel Deschambault. Ce dernier m’a d’ailleurs envoyé par courriel une photo de la rue au XIXsiècle, avec l’église Saint-Louis-de-France qui a brûlé en 1933.

« La chronologie de cette maison suit très bien la chronologie du quartier », dit Justin Bur, grand spécialiste des demeures du Plateau. Il avait fait une belle recherche pour moi, je l’en remercie.

La nôtre est une charmante et modeste unifamiliale qui n’a pas la prestance des superbes maisons du square Saint-Louis pas très loin. Elle a été bâtie en 1875 par Ovila Saint-Jean, un menuisier qui avait acheté quatre lots et construit quatre maisons en rangée. Mais il a fait faillite tout de suite après, si bien que ses constructions sont restées inoccupées pendant presque un an, alors qu’elles étaient devenues la propriété de la Provincial Loan Co. Ça part bien…

Elle sera louée par divers occupants jusqu’en 1887 lorsqu’elle sera achetée pour 2000 $ par Francis East, qui la revendra presque immédiatement avec profit à l’architecte Charles T. Ballard pour 2300 $. En 1905, elle est achetée par le fameux Joseph Patrick Hewitt qui, comme on le sait maintenant, lègue à sa mort ce patrimoine à dame Catherine.

En 1923, la maison est vendue par cette veuve à Pinchas Silverman, un tailleur juif. La maison n’aura que des propriétaires juifs jusque dans les années 1950, quand elle sera achetée par un monsieur Forest, car elle était située à la frontière du quartier juif, et Justin Bur rappelle qu’il y avait beaucoup de synagogues dans le coin. D’ailleurs, il y aurait eu de la chicane après l’incendie de l’église Saint-Louis-de-France en 1933, puisque beaucoup ne voulaient pas qu’elle soit reconstruite dans ce quartier devenu moins catholique…

Ce changement démographique, bien sûr, déplaisait. Autant aux francos qu’aux anglos. Justin Bur souligne que dans les années 1930, les écoles protestantes dans l’axe du boulevard Saint-Laurent, construites dans les années 1910, avaient dans les années 1930 une population scolaire à 97 % juive. « Cette transformation ultrarapide ne s’explique pas par la migration normale, ça veut dire que les gens ont pris la fuite ! », précise-t-il.

Des Canadiens français, des Anglos protestants, des Irlandais, des Juifs, tout ça est passionnant ! Et si mes beaux-parents ont pu acheter cette maison vraiment peu cher en 1975, c’est qu’ils s’inscrivaient dans une mouvance depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Les immeubles du quartier étaient vieux, souvent transformés en maisons de chambres pour les moins nantis, le quartier s’appauvrissait, car tout le monde s’en allait vers Westmount, Outremont ou la banlieue. « Ce sont de nouveaux immigrants ou des jeunes de la contre-culture qui venaient alors ici, explique Justin Bur, des gens qui s’en foutaient que ce soient des maisons délabrées prêtes à la démolition, et ça va durer une vingtaine d’années avant qu’on finisse par trouver que le quartier est joli. » Et vint l’embourgeoisement…

Mon chum me confirme qu’il a grandi entouré d’enfants de hippies qui s’appelaient Mescaline ou Zébulon, et beaucoup de petits Portugais. Aujourd’hui, ils doivent s’appeler Jules ou Romane, car il y a beaucoup de Français. Et des descendants de hippies comme mon chum.

Peu importe qui viendra après nous, nos noms sont désormais inscrits pour toujours dans l’histoire de ce lopin de terre de Montréal. La preuve ? On vient de recevoir notre premier avis de taxes municipales, ce qui nous éloigne des fantômes et nous ramène sur le plancher des vaches. N’empêche, je trouve ça spécial de faire résonner entre ces murs les noms de Saint-Jean, East, Ballard, Hewitt, Silverman – sans oublier dame Catherine O’Brien – où on ne les avait pas entendus depuis fort longtemps. On ne connaît pas souvent les noms de nos fantômes.