J’ai dit à l’amoureux que nous serions officiellement chez nous dans cette maison quand nous pourrions regarder notre premier film d’horreur toutes lumières éteintes. Pourquoi pas le vieux House of Usher de 1960 avec Vincent Price, puisque j’ai surnommé ainsi la maison de mes beaux-parents en hommage à la célèbre histoire d’Edgar Allan Poe ?

Mais le premier soir après le déménagement, cernés par les boîtes à défaire et complètement épuisés, nous n’étions pas encore branchés à la télé. Alors j’ai choisi de relire La chute de la maison Usher dans l’eau chaude de la vieille baignoire sur pattes au deuxième étage. Roderick Usher était toujours aussi pâle et souffreteux pendant que sa sœur s’agitait dans son tombeau. J’ai eu de la difficulté à terminer la nouvelle, car j’avais oublié combien ces baignoires profondes sont confortables et invitent au sommeil, voire à la noyade.

Cette maison porte bien son surnom, on dirait un petit manoir décati, où on « monte » se coucher à l’étage, pendant que j’ai l’impression d’entendre des fantômes au sous-sol. « Je me retire dans mes appartements », blague l’amoureux quand il va au lit le soir.

Je peine à croire que nous habitons maintenant ici, et peut-être pour le reste de nos jours. Pendant six mois, nous avons vécu entre deux toits, dans les travaux et les boîtes de déménagement, une aventure que je vous ai racontée dans ces pages pendant une dizaine de chroniques. J’aurais pu en écrire cinquante facilement, le sujet ouvre plein de portes. Je ne sais pas comment nous avons fait, et c’est loin d’être terminé, nous n’avons même pas encore posé les rideaux. Ce n’est pas de la tarte, hériter d’une maison centenaire remplie d’objets jusqu’au plafond, comme c’est arrivé à mon amoureux après la mort de ses parents. Il y a quelque chose de profondément émotif là-dedans, en plein deuil. Je l’ai dit dès le début : j’étais terrifiée et pas du tout préparée à cela.

L’écriture des chroniques de la maison Usher a été une forme de thérapie, croit mon chum. Une façon de me convaincre moi-même, alors que j’étais rongée par le doute.

  • Le salon tel qu’il était à l’origine

    PHOTO FOURNIE PAR CHANTAL GUY

    Le salon tel qu’il était à l’origine

  • Le salon aujourd’hui… qui n’est pas encore terminé

    PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

    Le salon aujourd’hui… qui n’est pas encore terminé

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Cette aventure s’est déroulée sur fond de crise du logement qui s’aggrave, et sans cette crise, je ne suis pas certaine que nous serions ici. Nous étions heureux dans notre appartement dont le loyer était abordable. Mais pour combien de temps ? De quoi aura l’air le parc locatif de Montréal ne serait-ce que dans un an ? Je continue de regarder avec consternation le prix des appartements à louer – je connais quelqu’un qui vient de recevoir une hausse de 300 $ de son loyer –, car je suis inquiète de ce que cette crise va créer comme société. C’est un enjeu qui me tient à cœur.

Pour la première fois de ma vie montréalaise, j’ai un toit d’où personne ne peut me chasser et sous lequel je fixe mes propres règles. Angie, ma petite shih tzu, par sa lointaine lignée impériale chinoise, agit déjà comme une princesse. Elle a rapidement créé sa routine dans ses nouveaux quartiers, et nous lui obéissons.

L’amoureux me fait de gros yeux parce que je lorgne les refuges pour chats. Je pourrais maintenant devenir une folle aux chats et personne n’y pourrait rien. Sauf Angie, si elle refuse les intrus.

Tout ça pour dire que le projet de Québec solidaire de contester les clauses de baux où il est défendu d’avoir des animaux de compagnie, je suis pour. C’est interdit en Ontario depuis 1990. Il est parfaitement injuste que des citoyens soient privés de ce bonheur et qu’ils peinent à trouver un logement quand ils aiment un animal, tandis que d’autres peuvent avoir 12 chats s’ils le veulent. Dans le contexte actuel, on devine que les refuges seront débordés en juillet. Ça ne peut plus durer.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

La salle à manger

J’ai fait mon premier souper familial, avec ma mère et mon frère. Quand ma mère entre dans cette maison construite en 1875, et qui a peu changé, elle fait un voyage dans le temps. Cela ressemble exactement aux maisons de chambres qu’elle habitait avec ses grands-mères quand elle était enfant. C’est-à-dire que différents locataires vivaient sous un même toit, n’ayant qu’une pièce à payer comme loyer, en partageant les aires communes comme la cuisine et la salle de bain. C’était la solution des gens à statut très précaire, et les maisons de chambres n’ont pas cessé de disparaître avec les années. La récente histoire du critique littéraire Jean-Roch Boivin, mort peu de temps après avoir été évincé de sa maison de chambres, en est la triste illustration.

Ma mère a grandi entourée d’amour, mais dans une grande pauvreté. Ses grands-mères et elle vivaient à trois dans l’équivalent de ma chambre à coucher. Chaque fois que j’entre dans ce nouveau chez-moi, j’ai cette cuisante conscience de l’ascenseur social. Et bien sûr, quand je reçois ma mère, je la reçois comme une reine.

Je ne suis pas encore habituée aux bruits de cette vieille maison qui craque. Et comme on s’est tapé une orgie de films d’horreur dès qu’on a eu la télé, je me fais des frousses au moindre son, tout en me disant que personne ne peut entrer ici sans qu’on l’entende avec ces planchers qui gémissent. Ce qui m’étonne davantage, en fait, c’est le silence. La qualité de ce silence en plein centre-ville, après avoir vécu toute ma vie avec des voisins sur la tête ou sous mes pieds. Je continue de faire attention quand je marche. Il y a des gens qui n’ont jamais connu ça, des coups de balai au plafond.

Un couple de pigeons s’est installé à demeure sous une corniche et il n’arrête pas de chier sur l’un des murs de la façade. J’ai demandé à quelqu’un quoi faire pour régler ça, et il m’a répondu que la seule solution est de les tuer, car ils transmettraient le lieu du nid à leurs descendants. Alors je pense qu’on va laver souvent ce mur, ou bien donner comme indications à nos futurs invités : « C’est la maison avec une trace de chiure de pigeons. »

C’est dans cette maison que nous avons vécu notre première nuit ensemble, l’amoureux et moi, il y a près de 25 ans, quand il vivait encore chez ses parents, alors partis à la campagne. C’est écrit dans mon journal intime que j’ai retrouvé en faisant les boîtes. J’étais débarquée chez lui au beau milieu de la nuit en taxi, le cœur battant, car nous avions vécu un coup de foudre lors d’une précédente rencontre. Voici ce que je me racontais en 1998 : « J’arrive devant une maison que je ne connais pas, sur une rue où je ne suis jamais allée. Je vois les cheveux roux dans un salon chaleureusement éclairé. Une solitude qui attend d’être brisée. J’entre, ça me prend aux tripes. Une odeur d’encens, des œuvres d’art partout, une maison incroyable. Un piano, des quantités de livres, des chats noirs. Et LUI. En l’espace d’un instant, j’ai eu envie de tout quitter, d’abandonner ma vie entière. »

L’instinct ou le destin ? Disons que l’un mène souvent à l’autre.

Dans ce lieu, je me sens comme dans un film de la Hammer. Et je dois écrire le générique de ce film qui n’aurait pas pu exister sans plusieurs personnages indispensables. Tout d’abord l’oncle Michel, qui nous a convaincus de faire le saut et qui nous a aidés de toutes les façons possibles. Nos amis Carl et Amélie, mon frère et ma mère, les libraires Bruno Lalonde et François Côté, la notaire Mariana Valentin Mocelin, les déménageurs du Plan pas con, le plombier Mohammed, notre voisin émondeur Derek… et Isabelle Audet, qui était ma patronne au début de cette aventure, et qui a permis avec enthousiasme cette série de chroniques.

Impossible d’oublier mes beaux-parents Mo et Djo qui nous ont légué ce patrimoine. Nous parlons d’eux tous les jours parce que nous les voyons dans tous les coins.

Enfin, il y a aussi vous, chers lecteurs. Vos encouragements et vos conseils m’ont vraiment été utiles pour traverser les derniers mois. Grâce à vous, je n’ai pas eu besoin de psy. Je vous devais donc cette dernière chronique, écrite de la maison Usher, en guise d’honoraires.

Pendant que j’écris, les calorifères à eau chaude ronronnent, le soleil entre par la lucarne de mon petit bureau où mes livres m’ont suivie, on sent dehors que ce sera bientôt le printemps, la saison du renouveau.