Les disputes de voisinage qui s’enveniment ont nourri le cinéma. Je lisais jeudi le texte de mon collègue Gabriel Béland sur cette famille intolérante de Beaconsfield, irritée jusqu’à en perdre la raison par les jeux des enfants de son voisinage, et je me suis dit que cette histoire ferait un bon scénario de film.

Un film de voisinage toxique comme le remarquable As bestas, à l’affiche depuis vendredi et inspiré d’une histoire vraie : celle d’un couple (français dans le film, néerlandais en réalité) qui s’installe dans les montagnes inhospitalières de la Galice, en Espagne, en espérant y faire de l’agriculture biologique. Le mari fait l’objet de menaces, d’agressions et d’intimidation de la part de voisins xénophobes, qu’il filme pour monter une preuve, mais ses plaintes à la police sont sans suite.

Le contraire est arrivé à Neall Epstein, père de deux fillettes de 2 et 4 ans, arrêté en 2021 alors qu’il revenait d’une marche dans son quartier de l’Ouest-de-l’Île. Son voisin Michael Naccache, 34 ans et habitant chez ses parents, l’a accusé de le filmer et de le menacer à la suite d’une querelle à propos de la conduite dangereuse de ses parents dans une rue résidentielle où il y a plusieurs enfants⁠1.

C’est plutôt Naccache qui filmait Epstein, grâce à des caméras placées au domicile et dans les voitures de ses parents, qui ont révélé que ceux-ci avaient tenté d’effrayer les enfants en conduisant dangereusement près d’eux. Le père de Michael Naccache aurait même, selon Neall Epstein, menacé de heurter intentionnellement les enfants avec son auto.

Ce qui avait soulevé l’ire des Naccache ? Les enfants jouaient dans la rue. Ils dessinaient même à la craie sur la chaussée...

Il n’en a pas fallu davantage pour que les Naccache se plaignent à la police et obtiennent, Dieu sait par quelle aberration dans un système judiciaire engorgé, que le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) dépose des accusations contre Neall Epstein. Le père de famille a eu l’outrecuidance de répondre par deux doigts d’honneur aux tentatives d’intimidation de Michael Naccache.

Même la Couronne, après le témoignage d’Epstein et sans se prévaloir d’un contre-interrogatoire, a demandé au tribunal d’acquitter l’enseignant de 45 ans. Ce que le juge Dennis Galiatsatos, de la Cour du Québec, a fait, en soulignant que les Naccache devraient s’estimer heureux de ne pas être eux-mêmes accusés de conduite dangereuse, d’agression et de menaces.

L’extrême absurdité de la situation n’a échappé à personne (sinon au DPCP). On s’est bien amusé de la déclaration courroucée du juge Galiatsatos, qui a précisé que le doigt d’honneur était un « droit divin » fondamental, garanti par la Constitution canadienne. Qu’un juge doive en revanche, en 2023, défendre le droit des enfants de jouer dans la rue n’a absolument rien de drôle.

Le juge Galiatsatos a eu bien raison, dans son jugement, de se demander si la vie de banlieue convenait à la famille Naccache. J’ai grandi dans la banlieue même où cette chicane de voisins a eu lieu. Dans une rue paisible qui se terminait en rond-point, un peu comme dans cette histoire. C’est peut-être aussi pour cette raison qu’elle m’interpelle.

J’ai passé des heures, de l’enfance à l’adolescence, à jouer dans la rue à me faire des passes avec un ballon de soccer grâce à la bordure de trottoir, à lancer de la rue vers la zone des prises (le panneau du milieu de la porte de garage) avec une balle de tennis, à échanger à coups de raquette des balles avec mon frère de part et d’autre de la maison, à jouer au « stick ball » avec les voisins (et un bâton de hockey coupé), à pratiquer mon lancer frappé et, bien sûr, à jouer au traditionnel hockey-balle avec des amis.

Je me souviens des matchs improvisés après l’école, avec les voisins. On avait deux buts en aluminium qui tenaient à peine, un équipement de gardien de fortune et énormément de plaisir. On ne rentrait, à nos corps défendants, qu’à l’heure du souper, quand nos parents avaient assez insisté. Et comme on habitait dans un cul-de-sac, on n’avait que très rarement l’obligation de tasser les filets pour laisser passer les voitures.

Je ne me souviens pas d’une seule fois où un automobiliste impatient a eu l’air indisposé ou contrarié par nos parties de hockey.

La seule fois où j’ai été témoin de conduite dangereuse dans notre rue, c’est quand je me suis enfoncé dans un banc de neige en faisant l’apprentissage de la conduite manuelle dans la Renault 5 de ma mère.

La famille Naccache, dans ses accusations insensées contre Neall Epstein, a laissé entendre qu’en banlieue, les enfants devraient jouer dans la cour arrière. Pratiquement jamais, en 10 ans de vie en banlieue, je n’ai joué dans la cour avec des amis. La rue était notre terrain de jeu. Elle demeure un terrain de jeu. Elle n’appartient pas aux automobilistes écervelés. On ne devrait pas avoir besoin d’un jugement du tribunal pour se le rappeler.

1. Lisez l’article « Un juge défend le droit des enfants de jouer dans la rue »