Je fais les cent pas devant quatre maisons, rue Saint-André, à Montréal. Une femme sort de sa voiture avec son chien et m’observe, de plus en plus inquiète. « Je sais que j’ai l’air louche, mais c’est parce que j’écris des chroniques dans La Presse au sujet des demeures qui m’intriguent et j’ignore à laquelle cogner parce que je les trouve toutes magnifiques. » Elle semble rassurée. Je tente ma chance : « Vous habitez dans l’une d’elles ? »

Maryline Lambelin accepte de me faire visiter sa maison, une patrimoniale construite en 1872, mais elle doit d’abord rentrer ses sacs d’épicerie. Je propose de m’occuper de sa chienne, Canaille, adorable colosse de 13 ans. « Si c’est une mission que vous voulez relever, OK… »

Je comprends vite ce qu’elle entendait par là. Canaille a soif de balade. On visite le terrain de plusieurs voisins avant que je ne la convainque de peine et de misère de rentrer chez elle.

En passant la porte, j’aperçois une œuvre de l’artiste MissMe. C’est le portrait d’une Vandale, femme libérée et puissante qui ne ravale pas sa rage. Puis, mon attention se porte sur le large solarium qui borde la cuisine. La lumière y est splendide.

PHOTO DOMINICK GRAVEL, LA PRESSE

Canaille, adorable colosse de 13 ans

Canaille se couche sous les rayons. Comme je sais vivre, je m’assois directement au sol pour pouvoir mieux la flatter, puis je demande à Marilyne de me raconter son histoire.

PHOTO CATHERINE LEFEBVRE, ARCHIVES COLLABORATION SPÉCIALE

Maryline Lambelin

Originaire de la région parisienne, Maryline Lambelin a découvert le Québec il y a 32 ans. La marraine de sa mère, établie ici, l’avait invitée à visiter la métropole. Maryline a finalement épousé son fils. Ils ont rompu, puis est venu un autre conjoint. « Quand on s’est séparés, j’ai acheté cette maison et je suis allée vers les femmes… C’est bien plus tranquille ! »

J’aimerais en savoir plus là-dessus, or je suis ici pour la maison et non pour la série « Derrière la porte », donc je reviens à la demeure. Comment l’a-t-elle dénichée ? « Je l’ai trouvée dans les petites annonces de La Presse », me révèle la propriétaire en souriant.

Le beau hasard.

Je sortais de ma séparation, j’avais deux ados, je nous cherchais une maison et en lisant La Presse, un dimanche matin, j’ai vu qu’il y avait une visite libre dans un duplex du Quartier latin.

Maryline Lambelin

Le jour même, elle le visitait. Comme 80 autres personnes.

« Tout était croche, la cuisine était un bordel, le jardin était dégueulasse, mais… coup de foudre, se souvient Maryline. C’était une maison avec une histoire ; le mur de briques, l’escalier et les fenêtres d’origine en témoignaient. Je n’ai pas dormi de la nuit. Je savais que c’était ma maison. »

PHOTO DOMINICK GRAVEL, LA PRESSE

Voilà 12 ans que Maryline Lambelin rénove sa maison.

Elle l’a eue. Et depuis, ça fait 12 ans qu’elle la rénove.

Si, pour vous, une décennie de travaux est synonyme de cauchemar (je vous comprends), sachez que c’est un réel bonheur pour Maryline Lambelin, qui a toujours travaillé dans le milieu de la décoration.

« J’ai eu plein de problématiques à contourner et j’adore ça ! Par exemple, un compteur électrique a été posé sur le mur de briques du salon. Impossible de le mettre ailleurs. On a soufflé le mur et fait des huches dans lesquelles on a mis des livres et caché le compteur. »

PHOTO DOMINICK GRAVEL, LA PRESSE

Le plafond de la cuisine

Elle pointe le plafond tendu au-dessus de sa cuisine, noir et réfléchissant. « S’il y a une inondation, je peux l’ouvrir rapidement. » Pour elle, le design doit être pratique, intemporel et, surtout, s’inscrire dans l’histoire du lieu.

Elle m’invite à monter à l’étage pour sentir la côte qui mène vers son bureau. Le plancher est loin d’être droit, disons… Et les cadres de porte, eux, sont ostentatoirement croches.

Je ne veux pas les redresser parce qu’ils font partie du passé de la maison. Cette maison, aujourd’hui, c’est moi… Mais je ne suis qu’une continuité dans son histoire.

Maryline Lambelin

Elle me montre la porte de sa chambre, dont le bas est lacéré par les griffes d’un chien. Canaille ? Même pas.

« Je ne veux pas corriger ça non plus ! C’est une histoire ! Il y avait un chien ici et voilà ce qu’il a fait. »

PHOTO DOMINICK GRAVEL, LA PRESSE

La propriétaire a tenu à ne pas corriger certains défauts, comme les marques des griffes d’un chien sur cette porte.

Marilyne a mis 12 ans à rénover une maison patrimoniale, tout en gardant vivantes ses plus anodines histoires. Elle est devenue conservatrice d’une suite de quotidiens.

« Quand j’ai refait la salle de bain, j’ai ouvert les murs et trouvé une photo polaroïd des amoureux qui habitaient ici avant moi, poursuit-elle. Elle datait d’une dizaine d’années et il y avait un petit mot écrit dessus. “La maison pour nous, pour toujours”, je crois. Ça m’a tellement touchée que je les ai retrouvés sur les réseaux sociaux. L’un d’eux m’a répondu : “Tu ne peux pas savoir à quel point ce message arrive au meilleur moment.” Je pense qu’ils en avaient besoin.

— C’est doux, ça donne envie de les imiter.

— Ouais, bon… J’ai fait la même chose avec ma conjointe de l’époque, mais ça n’a pas duré. Y a quelque chose dans un mur là-haut, mais on n’en parle pas ben ben », glisse Maryline en pouffant de rire.

Si, un jour, vous achetez sa maison et trouvez cette photo, pas la peine de lui en faire part. Quoique les chances que ce scénario se réalise sont minces.

Cette maison, elle est pour Maryline et pour toujours.

« Jamais je ne la vendrai. Ce sera un legs pour mes enfants. »

L’amour d’une vie existe, du moins en immobilier.

Parlant d’amour, Maryline l’a retrouvé et il se décline encore une fois en photos… La quinquagénaire me tend une pile de petits albums noirs. Depuis plus de deux ans, son amoureuse et elles choisissent 35 photos par mois et les impriment dans un recueil. Je les feuillette, attendrie.

PHOTO FOURNIE PAR MARYLINE LAMBELIN

Des albums souvenirs

« On ne se raconte jamais, réfléchit Maryline… Il faut garder des traces, sinon toutes nos histoires disparaissent. »

Et ici, on ne les laisse jamais tomber complètement dans l’oubli.