Avec leur plume unique et leur sensibilité propre, des artistes nous présentent leur vision du monde. Cette semaine, nous donnons carte blanche à Marie-Pier Lafontaine.

J’ferais attention à toi, mon p’tit gars / Parce que mes chums de filles / veulent te casser les jambes

Lisa LeBlanc

L’histoire n’est pas originale. C’est l’histoire beaucoup trop courante d’une relation amoureuse qui se termine au poste de police. Il y aurait la sensation de la peur à décrire et le pointillé des traces de morsures. Celles qu’il me demandait de cacher sous des chandails longs. Il faudrait aussi, certainement, raconter ses éclats de colère et les tactiques pour me faire rester : les promesses de ne pas recommencer, des demandes de pardon bien senties, crédibles, lancées au bon moment.

Mais non, je me trompe. Je devrais commencer par le début de l’affaire. Je devrais vous parler des fous rires, de nos vacances au soleil et de son regard intelligent. Vous raconter ces après-midis passés au lit, main dans la main, à regarder par la fenêtre de sa chambre les nuages traverser le ciel bleu. Je croyais, justement, que le bleu était la couleur de l’amour. Comme si les marques de violence étaient là pour fleurir. Des pétales allaient pousser sur mon ventre. Ovales et rebondis. Comme des bouches dévorantes. Mais vous l’aurez compris, aucun jardin n’est venu remplacer la douleur. J’aurais pu creuser chacune de mes blessures jusqu’à la mort, sans rien y trouver. Pas un seul je t’aime ne se tapit au fond d’une plaie ouverte ; seules les entrailles.

C’est sans surprise que vous apprenez donc que ni fleurs ni tomates ne m’ont protégée de l’homme que j’aimais. Et de sa violence. C’est plutôt une armée de femmes qui m’a fait comprendre, après la deuxième rupture, qu’il ne fallait plus y retourner : ma sœur et des amies, ma colocataire, ma médecin de famille, des collègues de confiance, une intervenante sociale jamais rencontrée, mais débordante de compassion au bout du fil, ma psychologue, une écrivaine respectée depuis longtemps, et d’autres amies encore. Oui, c’est ça, on arrive enfin au bon moment de l’histoire.

C’est de cette armée de femmes qu’il faut absolument parler. Car elles se sont toutes, chacune à leur manière, érigées en barrière autour de moi. Leur solidarité a constitué un pare-feu redoutable. Et leur colère, une arme de protection.

Je connaissais pourtant depuis l’enfance l’immense pouvoir de la sororité. Et les hommes de ma famille aussi, d’ailleurs. On a tenté de diverses façons de nous séparer, ma sœur et moi. Enfants, le lit à deux places dans lequel nous dormions a été remplacé, malgré nos protestations, par deux lits à une place. Qui ont ensuite été installés contre les murs opposés de la chambre. Dès la tombée de la nuit, nous les avons poussés l’un contre l’autre. Nous pouvions alors continuer de chuchoter nos rires en toute quiétude. Rapidement, un lit à deux étages est venu remplacer notre installation. Nos « bonne nuit ! » et nos nombreux autres mots d’amour ne se sont pas taris pour autant. Ils ont continué à être lancés dans la pénombre. Cette fois avec davantage de force dans la voix. Déjà, à cette époque, notre lien était incassable. Il constituait une puissante stratégie de résistance à l’écrasement. Un bouclier contre la peur et la domination. C’est donc dire que le pouvoir des relations sororales m’apparaît comme une évidence. Depuis longtemps.

L’homme de qui je suis tombée amoureuse à l’âge adulte comprenait, lui aussi, le champ de force produit par la sororité et l’amitié. Il tentait constamment de m’empêcher d’aller prendre un café avec des amies, ou encore, il m’appelait à de nombreuses reprises pendant un souper avec cette autre personne, importante pour moi. Et il avait raison de s’inquiéter.

Ce sont des femmes qui, tout comme ma sœur, menaçaient notre relation. Leur instinct de protection s’avérait farouche et leur tolérance pour la bullshit… presque nulle !

C’est pour cette raison qu’après un évènement d’une brutalité sans précédent, je les ai toutes contactées. Les unes après les autres. Et j’ai déballé l’histoire complète de sa violence. D’un seul souffle, sans pudeur. J’ai décrit en détail chaque geste et chaque parole qu’il m’avait demandé de pardonner ou de taire. Et en attendant que je sois capable de prendre le flambeau de leur révolte, elles ont veillé sur moi. Et sur ma sécurité.

Alors, je ne sais peut-être pas encore tout à fait quelle serait la bonne couleur à choisir pour parler de l’amour romantique – et peut-être que vous non plus, d’ailleurs –, mais je connais intimement la force protectrice de l’amitié. Je connais l’absolue nécessité de s’entourer de femmes de confiance, empathiques et solidaires, qui seront prêtes à vous affirmer, à répétition s’il le faut, mais toujours d’une voix claire et forte : aimer est un verbe qui existe sans bleu.

Et à mon tour, je suis là, bien vivante, pour le rappeler.